Avant de mourir, un homme très sage demanda à son fils: – Mon fils, sais-tu le nombre de tes amis ?
Le fils répondit: – Mon père, je crois en avoir une centaine.
Le père répondit aussitôt:.
- Mon fils, les sages disent: n’appelle jamais un homme ton ami avant de l’avoir mis à l’épreuve. Moi qui suis beaucoup plus vieux que toi, je n’ai connu dans toute ma vie que la moitié d’un ami. Comment pourrais-tu en avoir une centaine? Mets-les tous à
l’épreuve et tu sauras si parmi eux tu peux posséder un ami véritable.
- Mon père, répondit le fils, comment pourrais-je reconnaître un ami véritable?
- Abats un mouton, coupe-le en morceaux et mets-le dans un sac taché de son sang.
Portant ce sac, va trouver alors celui que tu appelles un ami en lui demandant de bien vouloir enterrer cet homme que tu as été obligé de tuer et que tu portes sur tes épaules. Et tu ajouteras: personne ne le saura et tu me rendras un grand service, car je suis dans
une situation désespérée.
Le fils fit aussitôt ce que son père lui avait conseillé.
Il alla trouver son ami le plus proche. Mais l’ami répondit:
- N’entre pas dans ma maison! Enterre ce mort toi-même, car tu as commis une
mauvaise action.
Le jeune homme se rendit chez tous ses amis, mais partout il reçut la même réponse.
Il revint alors chez son père et, tristement, lui raconta ce qui lui était arrivé.
- Nombreux sont les amis dans les jours heureux, dit son vieux père, mais dans la détresse ils sont rares. Maintenant va trouver l’homme dont je t’ai dit qu’il était la moitié d’un ami et écoute bien ce qu’il va te dire.
Le fils se rendit chez l’homme dont son père avait fait l’éloge et il lui demanda de lui
rendre le même service.
Le fidèle lui répondit:
- Entre dans ma maison sans faire de bruit pour que les voisins ne t’entendent pas.
Et il ordonna à sa femme, à ses enfants et à tous ceux qui habitaient chez lui de
sortir. Quand il fut seul avec le jeune homme, il creusa un trou pour y cacher le cadavre.
Quand le jeune homme vit combien fidèle était le cœur de cet homme, il lui avoua la
vérité et le remercia.
Il rentra chez lui et raconta à son père tout ce qui s’était passé. Puis il demanda au
vieil homme:
- Mon père, si cet homme n’est que la moitié d’un ami, as-tu jamais rencontré un
homme qui fût un ami tout entier ?
- Je n’en ai jamais rencontré moi-même, dit le père, mais j’en ai entendu parler.
Et le vieillard dit à son fils:
- On m’a dit que deux marchands qui habitaient des villes très éloignées l’une de l’autre et ne se connaissaient pas personnellement étaient des amis véritables. Un jour, un des marchands décida de se rendre dans la ville où vivait le second marchand. Quand celui-ci apprit que son ami était en route, il alla à sa rencontre, l’embrassa et le conduisit dans sa maison. Il donna en son honneur une grande fête qui dura huit jours et il montra à son invité toutes ses richesses, ses esclaves – femmes et hommes – et ses instruments de musique.
Huit jours plus tard, l’invité tomba malade. Son hôte en fut très affligé et fit venir tous les médecins et tous les sages du pays qui examinèrent le malade, mais ne surent trouver la cause de son mal. Ils finirent par affirmer qu’il était malade d’amour.
Aussitôt le marchand alla trouver son ami et lui demanda si l’objet de son amour
vivait dans sa maison.
Le malade répondit:
- Si tu me montres toutes les femmes qui habitent chez toi, je te désignerai celle que
j’aime.
Le marchand fit venir toutes les esclaves de la maison pour que son ami désigne
l’élue de son cœur. Mais le malade n’en désigna aucune.
Le marchand fit venir ses propres filles, mais le malade n’en désigna aucune.
Toutefois, il y avait encore une jeune fille dans la maison. Elle était belle comme le jour. Le marchand l’avait fait venir chez lui depuis son enfance; elle devait, lorsque le temps serait venu, devenir sa propre femme.
Le marchand la fit appeler et, dès que le malade la vit, il s’écria:
- C’est elle!
Aussitôt le marchand offrit à son ami d’épouser cette jeune fille, et la dota, comme c’est l’usage. Lorsque le marchand fut guéri, il retourna dans sa ville natale, accompagné de sa jeune femme.
Plusieurs années passèrent, et il arriva que le marchand qui s’était montré si
. généreux envers son ami perdit toute sa fortune. Il se dit alors:
- Je vais aller trouver mon ami auquel j’ai offert l’hospitalité et que j’ai guéri en lui
donnant son épouse. Il aura certainement pitié de moi. .
Et l’homme se mit en route, dépourvu de tout. Il marcha longtemps, pendant des jours et pendant des semaines, et atteignit le but de son voyage au milieu de la nuit. Il décida d’attendre le jour pour se rendre à la maison de son ami, et s’assit -car sa lassitude était extrême – à l’entrée de la ville, pour se reposer.
A peine était-il assis que des habitants de la ville arrivèrent. Ils étaient lancés à la poursuite d’un assassin. En voyant l’étranger assis sur le bord de la route, ils l’accusèrent de l’assassinat. L’homme était tellement las qu’il n’eut pas la force de se défendre. On le jeta en prison et, le lendemain, il fut amené devant le tribunal qui le condamna à être pendu.
. L’exécution devait avoir lieu dans l’après-midi. Une grande foule se rendit sur la place pour assister à la pendaison; parmi elle se trouvait l’ami du malheureux marchand. Quand il vit celui qu’on allait pendre, il reconnut son ami et se souvint de sa fidélité, de sa générosité et de tous les bienfaits qu’il avait reçus de lui.
- Pourquoi voulez-vous pendre cet homme? s’écria-t-il en s’adressant aux juges. Car
ce n’est pas lui l’assassin, c’est moi.
Les juges furent obligés de relâcher l’homme qu’ils allaient faire pendre et d’arrêter
celui qui avouait son crime. ‘
Le marchand se prépara donc à être pendu à la place de son ami.
Mais parmi la foule se trouvait le véritable assassin. Personne ne le connaissait. Il vit avec une extrême stupéfaction qu’un innocent voulait mourir à la place d’un autre innocent, alors que lui-même était coupable.
- Dieu est juste, s’écria-t-il. Il ne laissera pas un crime sans châtiment. Il veut me réserver une mort plus horrible. Je dois avouer mon crime, accepter la punition et sauver cet innocent d’une mort qu’il n’a pas méritée.
L’assassin se présenta devant les juges et s’écria:
- 0 juges, ne faites pas mourir un innocent à la place du coupable. C’est moi qui ai
versé ce sang.
Quand les juges entendirent ces paroles, ils arrêtèrent le criminel pour l’exécuter et
libérèrent le marchand.
Celui-ci conduisit son ami dans sa maison. Il lui offrit de la nourriture et des
vêtements. Puis il lui confia toute sa fortune et lui donna sa maison…
Le vieil homme se tut et dit à son fils:
- Voici, mon fils, l’histoire d’un ami véritable.
Ré et Philippe Soupault
11 septembre 2016
Contes, Livres