Extrait du livre : « Psychanalyse des contes de fées », de Bruno Bettelheim,
LA PEUR DU FANTASME
Pourquoi les contes de fées sont-ils mis à l’index ?
Pourquoi tant de parents intelligents, bien intentionnés, modernes et appartenant aux classes aisées, soucieux du bon développement de leurs enfants, dévaluent-ils les contes de fées et privent-ils leurs enfants de ce que ces histoires pourraient leur apporter ? Nos aïeux de l’époque victorienne eux-mêmes, malgré l’importance qu’ils accordaient à la discipline morale, malgré leur pesant mode de vie, non seulement autorisaient, mais encourageaient leurs enfants à faire travailler leur imagination sur les contes de fées et à en tirer du plaisir. Le plus simple serait de mettre cet interdit sur le compte de l’étroitesse d’esprit, mais ce n’est pas le cas.
Certains disent que les contes de fées sont malsains parce qu’ils ne présentent pas le tableau « vrai » de la vie réelle. Il ne vient pas à l’esprit de ces personnes que le « vrai », dans la vie d’un enfant, peut-être tout différent de ce qu’il est pour l’adulte. Ils ne comprennent pas que les contes de fées n’essaient pas de décrire le monde extérieur et la « réalité ». Ils ne se rendent pas compte que l’enfant sain d’esprit ne croit jamais que ces histoires décrivent le monde d’une façon réaliste.
Certains parents ont peur de « mentir » à leurs enfants en leur racontant les évènements fantastiques contenus dans les contes de fées. Ils sont renforcés dans cette idée par cette question que leur pose l’enfant : « Est-ce que c’est vrai ? » De nombreux contes de fées, dès leurs premiers mots, répondent à cette question avant même qu’elle puisse être formulée. Par exemple, « Ali Baba et les Quarante Voleurs » commence ainsi : « À une époque qui remonte très très loin dans la nuit des temps… » L’histoire des frères Grimm, « Le Roi Grenouille ou Henri le Ferré » s’ouvre par ces mots : « Dans l’ancien temps, quand les désirs s’exauçaient encore… » Des débuts de ce genre marquent clairement que l’histoire se situe à un niveau très différent de la « réalité » d’aujourd’hui. Certains contes de fées commencent d’une façon très réaliste : « Il était une fois un homme et une femme qui désiraient en vain, depuis très longtemps, avoir un enfant. » Mais pour l’enfant qui est familiarisé avec les contes de fées, « il était une fois » a le même sens que « dans la nuit des temps ». Cela montre qu’en racontant toujours la même histoire au détriment des autres, on affaiblit la valeur que les contes de fées ont pour l’enfant tout en soulevant des problèmes qui sont tout naturellement résolus si l’enfant en connaît un grand nombre.
La « vérité » des contes de fées est celle de notre imagination et non pas d’une causalité normale. Tolkien, à propos de la question « Est-ce que c’est vrai ? », remarque : « Il ne faut pas répondre à la légère de façon inconsidérée. » Il ajoute que la question suivante a beaucoup plus d’importance pour l’enfant : « Est-ce qu’il est gentil ? Est-ce qu’il est méchant ? » C’est-à-dire que l’enfant veut avant tout distinguer ce qui est mal de ce qui est bien.
Avant d’être à même d’appréhender la réalité, l’enfant, pour l’apprécier, doit disposer d’un cadre de référence. En demandant si telle ou telle histoire est vraie, il veut savoir si cette histoire fournit quelque chose d’important à son entendement, et si elle a quelque chose de significatif à lui dire en ce qui concerne SES préoccupations les plus importantes.
Citons Tolkien une fois de plus : « Le plus souvent, ce que veut dire l’enfant quand il demande « Est-ce que c’est vrai ? » c’est « J’aime bien cette histoire, mais est-ce qu’elle se passe aujourd’hui ? Est-ce que je suis en sécurité dans mon lit ? » La seule réponse qu’il souhaite entendre est la suivante : « Il n’y a certainement plus de dragons en Angleterre aujourd’hui ! » Et Tolkien continue : « Les contes de fées se rapportent essentiellement non pas à une « possibilité », mais à la « désirabilité. » Voilà quelque chose que l’enfant comprend très bien : pour lui rien n’est plus vrai que ce qu’il désire.
Parlant de son enfance, Tolkien raconte : « Je ne désirais pas du tout avoir les mêmes rêves et les mêmes aventures qu’Alice, et quand on me les racontait, j’étais amusé, c’est tout. Je n’avais guère envie de chercher des trésors enfouis et de me battre avec des pirates, et l’Île au trésor me laissait froid. Mais le pays de Merlin et du roi Arthur valait beaucoup mieux que cela, et, par-dessus tout, le Nord indéterminé de Sigurd et du prince de tous les dragons. Ces contrées étaient éminemment désirables. Je n’ai jamais imaginé que le dragon pût appartenir à la même espèce que le cheval. Le dragon portait visiblement le label « Contes de fées ». Le pays où il vivait appartenait à « l’autre monde »… J’avais un désir très profond de dragons. Evidemment, dans ma peau d’enfant timide, je n’avais pas la moindre envie d’en avoir dans le voisinage, ni de les voir envahir mon petit monde où je me sentais plus ou moins en sécurité. »
Lorsque l’enfant demande si le conte dit la vérité, la réponse devrait tenir compte non pas des faits réels, pris à la lettre, mais du souci momentané de l’enfant, que ce soit sa peur d’être ensorcelé ou ses sentiments de jalousie œdipienne. Pour le reste, il suffit en général de lui expliquer que ces histoires ne se passent pas de nos jours, dans le monde où nous vivons, mais dans un pays inaccessible. Les parents qui, d’après les expériences de leur propre enfance, sont convaincus de l’importance des contes de fées, n’auront aucune peine à répondre aux questions de leurs enfants. Mais l’adulte qui pense que ces histoires ne sont que des tissus de mensonges ferait mieux de s’abstenir de les raconter. Ils seraient incapables de les dire d’une façon qui pourrait enrichir la vie de leurs enfants.
Certains parents redoutent que leurs enfants se laissent emporter par leur fantasmes ; que mis en contact avec les contes de fées, ils puissent croire au magique. Mais tous les enfants croient au magique, et ils ne cessent de le faire qu’en grandissant (à l’exception de ceux qui ont été trop déçus par la réalité pour en attendre des récompenses). J’ai connu des enfants perturbés qui n’avaient jamais entendu de contes de fées mais qui investissaient un moteur électrique ou un moteur quelconque d’un pouvoir magique ou destructeur qu’aucun conte de fées n’a jamais prêté au plus puissant et au plus néfaste des personnages.
D’autres parents craignent que l’esprit de l’enfant puisse être saturé de fantasmes féeriques au point de ne plus pouvoir apprendre à faire face à la réalité. C’est le contraire qui est vrai. Si complexe qu’elle soit (bourrée de conflits, ambivalente, pleine de contradictions), la personnalité humaine est indivisible. Toute expérience, quelle qu’elle soit, affecte toujours les divers aspects de la personnalité d’une façon globale. Et l’ensemble de la personnalité, pour pouvoir affronter les tâches de la vie, a besoin d’être soutenue par une riche imagination mêlée à un conscient solide et à une compréhension claire de la réalité.
La personnalité commence à se développer de façon défectueuse dès que l’un de ses composants (le ça, le moi ou le surmoi, le conscient ou l’inconscient) domine l’un des autres et prive l’ensemble de la personnalité de ses ressources particulières. Parce que certains individus se retirent du monde et passent la plus grande partie de leur temps dans le royaume imaginaire, on a supposé à tort qu’une vie trop riche en imagination nous empêche de venir à bout de la réalité. Mais c’est le contraire qui est vrai : ceux qui vivent totalement dans leurs fantasmes sont en proie aux ruminations compulsives qui tournent éternellement autour de quelques thèmes étroits et stéréotypés. Loin d’avoir une vie imaginative riche, ces personnes sont emprisonnées et sont incapable de s’échapper de leurs rêves éveillés qui sont lourds d’angoisses et de désirs inassouvis. Mais le fantasme qui flotte librement, qui contient sous une forme imaginaire une large variété d’éléments qui existent dans la réalité, fournit au moi un abondant matériel sur lequel il peut travailler. Cette vie imaginative, riche et variée, est fournie à l’enfant par les contes de fées qui peuvent éviter à son imagination de se laisser emprisonner dans les limites étroites de quelques rêves éveillés axés sur des préoccupations sans envergure.
Freud disait que la pensée est une exploration des possibilités qui nous évite les dangers attachés à une véritable expérimentation. La pensée ne demande qu’une faible dépense d’énergie, si bien qu’il nous en reste pour agir dès que nos décisions sont prises, lorsque nous avons soupesé nos chances de succès et la meilleure façon de l’atteindre. Cela est vrai pour les adultes : le savant, par exemple, « joue avec les idées » avant de commencer à les explorer plus systématiquement. Mais les pensées du jeune enfant ne procède pas de façon ordonnée, comme le font celle de l’adulte : les fantasmes de l’enfant sont ses pensées. Quand il essaie de comprendre les autres et lui-même ou de se faire une idée des conséquences particulières d’une action, l’enfant brode des fantasmes autour de ces notions. C’est sa façon de « jouer avec les idées ». Si on offre à l’enfant la pensée rationnelle comme moyen principale de mettre de l’ordre dans ses sentiments, et de comprendre le monde, on ne peut que le dérouter et le limiter.
Cela reste vrai même quand l’enfant semble demander des informations factuelles. Piaget raconte qu’un jour une petite fille qui n’avait pas encore quatre ans lui posa des questions sur les ailes des éléphants. Il lui répondit que les éléphants ne volaient pas. Sur quoi, la petite fille insista : « Mais si ! Ils volent. Je les ai vus ! » Il se contenta de répondre qu’elle disait ça pour rire. Cet exemple montre les limites du fantasme enfantin. Il est évident que cette petite fille se débattait avec un problème quelconque et on ne l’aidait certainement pas en lui fournissant des explications factuelles qui n’avaient rien à voir avec ce problème.
Si Piaget avait poursuivi la conversation en lui demandant vers quel endroit l’éléphant volait à tire-d’aile, ou à quels dangers il essayait d’échapper, les problèmes qui tourmentaient la petite fille auraient pu apparaître ; Piaget lui aurait alors prouvé qu’il était prêt à accepter sa façon d’explorer ces problèmes. Mais il essayait de comprendre comment travailler l’esprit d’un enfant sur la base de son propre cadre de référence, tandis que la petite fille, de son coté, s’entêtait à comprendre le monde à sa façon : à travers une élaboration issue de son imagination, c’est-à-dire tel qu’ « elle » le voyait.
Tel est le drame de tant de « psychologue infantiles » : leurs découvertes sont pertinentes et importantes, mais apportent aucun bénéfice à l’enfant. Ces trouvailles psychologiques aident l’adulte à comprendre l’enfant à partir d’un cadre adulte de référence. Mais cette compréhension adulte des rouages de l’esprit de l’enfant ne fait souvent qu’élargir le fossé qui les sépare : ils considèrent le même phénomène d’un point de vue si différent que chacun d’eux observe quelque chose de tout à fait différent. Si l’adulte insiste en disant que sa façon de voir les chose est correcte, ce qui est sans doute objectivement vrai, étant donné ce qu’il sait, l’enfant a l’impression décourageante que ce n’est pas la peine d’essayer d’aboutir à une compréhension normale. Sachant qui est le plus fort, l’enfant, pour éviter les ennuis et avoir la paix, finit par dire qu’il est d’accord avec l’adulte et il n’a plus qu’a se débrouiller tout seul.
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, p. 182
17 avril 2015
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