article sur compétence Rey 11-11-10
La notion de compétence et ses implications
Bernard Rey
Université Libre de Bruxelles
publié dans :
Briziou, M. (coord.), 2011, Les professeurs documentalistes. Orléans : SCEREN-CNDP-CRDP. 54-61.
Depuis 2006, ce que l’école doit transmettre aux jeunes durant la scolarité obligatoire est formulé non pas seulement dans les programmes sous formes de questions à traiter, mais aussi en termes de compétences dans le Socle Commun des Connaissances et Compétences. A la lecture de ce document, il n’est pas très difficile de percevoir les intentions de ses rédacteurs et des responsables qui l’ont promulgué. On peut les ramener à deux :
- D’une part, ils ont voulu formuler et proclamer ce que tout élève devrait savoir et savoir faire à la fin du collège, avec l’idée que les enseignants et tous les acteurs du système éducatif ont à cet égard un devoir de résultat. C’est l’idée de « minimum indispensable » qui s’exprime dans la notion de « socle ».
- D’autre part, ils ont voulu indiquer que ce qui est appris à l’école devait pouvoir fournir un bagage utilisable par les élèves dans leur vie personnelle, professionnelle et citoyenne, une fois leurs études terminées. C’est cette fonctionnalité qui est formulée au moyen de la notion de compétence.
Mais la notion de compétence comporte un ensemble d’autres implications. Ce sont celles-ci que nous voudrions évoquer dans le présent texte.
Nous commencerons par quelques indications générales sur la notion de compétence. Nous montrerons ensuite comment on peut classer les compétences que l’on rencontre dans le Socle Commun, en différentes catégories. Puis nous aborderons la question de savoir comment faire acquérir des compétences par les élèves ce qui nous amènera à quelques hypothèses sur les causes des difficultés des élèves.
Qu’est-ce qu’une compétence ?
On peut dire, en première approximation, qu’une compétence est ce qui chez un individu lui permet d’accomplir un type de tâches : par exemple, savoir changer les garnitures de frein d’une automobile, savoir effectuer une multiplication, savoir s’occuper d’un nourrisson, savoir tenir la comptabilité d’une petite entreprise, savoir écrire un texte argumentatif, savoir résoudre un problème de géométrie, etc.
Ce qui apparaît sur ces quelques exemples, c’est qu’il peut y avoir aussi bien des compétences qu’on apprend à l’école et des compétences qu’on acquiert ailleurs et que, parmi celles qu’on apprend à l’école, certaines trouvent leur utilité surtout au sein des savoirs scolaires et d’autres sont utilisables hors de l’école.
De même il peut exister des compétences très ciblées (savoir effectuer une multiplication sur des nombres entiers) et d’autres beaucoup plus vastes (savoir soigner des malades, compétence qui recouvre la profession de médecin). Les plus vastes regroupent en fait une multiplicité de compétences de degré inférieur.
Mais ce qui apparaît également dans tous ces exemples, c’est qu’une compétence, qu’elle soit grande ou petite, qu’elle soit scolaire ou extrascolaire, est toujours définie et formulée par le
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type de tâches qu’elle permet d’accomplir, autrement dit par son but. Le propre d’une compétence, c’est d’être finalisée, orientée vers un résultat à atteindre. Or cette caractéristique est importante, car elle a au moins trois conséquences :
1) L’énoncé d’une compétence indique la tâche qu’elle permet d’accomplir, mais elle ne dit rien des mécanismes mentaux qui permettent de l’accomplir.
2) Ce qu’on est capable de repérer, ce n’est jamais la compétence elle-même, mais ses effets, c’est-à-dire l’accomplissement d’une tâche. Par suite, on n’évalue une compétence que par inférence.
3) Dès lors qu’on se situe dans une approche par compétences, on ne peut se contenter de faire faire par des élèves des actes intellectuels élémentaires ; il faut que ceux-ci soient orientés vers un but, qu’ils débouchent sur une tâche qui ait une signification.
Par exemple, à la fin de l’école primaire (et cela est repris au début du collège), on fait apprendre aux élèves ce que sont des fractions « équivalentes » : 2/3, 4/6, 12/18 sont des fractions équivalentes. Mais si on présente cette notion au cours d’une leçon qui se limite à ce point, on enseigne aux élèves quelque-chose qui est dépourvu de sens, parce qu’ils ne peuvent pas en voir, à ce moment-là, l’utilité. On n’est pas alors dans la perspective d’une approche par compétences. Pour qu’on le soit, il faut que cette notion d’équivalence de fractions soit présentée en même temps que sa fonctionnalité, c’est-à-dire au moment où on va s’en servir pour réduire des fractions au même dénominateur, lorsqu’on a besoin de les additionner ou les soustraire. C’est lorsque je veux, par exemple, additionner 2/3 et 5/6, qu’il devient intéressant de savoir que 2/3 est équivalent à 4/6.
Ainsi, l’approche par compétence exige qu’on fasse apprendre aux élèves des notions et des règles en en montrant la finalité.
Dans les référentiels, des compétences très diverses
Le Socle Commun propose sept grandes compétences, mais celles-ci se détaillent, au sein du texte, en un grand nombre de compétences de rang inférieur, auxquelles s’ajoutent celles qui sont formulées dans le Livret, ainsi que celles que l’on trouve dans les Grilles de références. Si on rassemble ces différents documents, on a affaire à une multiplicité d’énoncés de compétences, dont on pourra mesurer la diversité à partir des quelques exemples suivants :
1. Savoir formuler une hypothèse.
2. Savoir prendre des initiatives.
3. Être capable d’effectuer des tracés à l’aide des instruments usuels (règle, équerre, compas, rapporteur) : parallèle, perpendiculaire, médiatrice, bissectrice.
4. Dans l’écriture d’un texte, savoir adapter le propos au destinataire et à l’effet recherché ».
On voit d’emblée que les deux dernières de ces quatre compétences sont plus précises que les deux premières. Car elles portent sur des objets définis d’une manière univoque : figures géométrique dans l’exemple 3, textes dans l’exemple 4. En ce sens, nous les appelons « spécifiques ». En revanche les deux premières sont « générales » : elles précisent bien le type d’opération ou d’action à effectuer, mais laissent ouvert le type d’objets ou de situations sur lequel on aura à effectuer cette opération. Ainsi, pour la compétence 1, on peut formuler une hypothèse sur la loi qui régit un phénomène naturel, sur l’origine d’un objet historique, sur le dénouement d’un récit dont on a lu le début, sur les mots clés qui permettront d’accéder à ce qu’on cherche dans une banque de données, etc. De même, « prendre une initiative » peut se faire dans des situations très diverses : dans la résolution d’un problème de mathématique,
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dans le démarrage d’un chahut en classe, dans un projet collectif, dans la décision de changer sa méthode de travail, etc.
Ces compétences « générales » peuvent, à première vue, paraître très intéressantes, d’abord parce qu’elles semblent pouvoir donner lieu à des rapprochements transdisciplinaires féconds, ensuite parce qu’elles permettent d’envisager que des habitudes intellectuelles acquises au sein des disciplines scolaires puissent ensuite servir, sur des objets différents, dans la vie extrascolaire.
Malheureusement, aussi bien l’expérience des enseignants que les travaux de psychologie cognitive font apparaître qu’un élève qui sait accomplir une opération sur un objet et dans un contexte donnés, n’est pas toujours capable d’accomplir le même type d’opération sur des objets différents ou dans une situation différente. Un individu peut être capable de prendre des initiatives dans une démarche solitaire et avoir du mal à le faire dans le cas d’une collaboration avec les autres. Un autre sera capable d’initiatives dans des tâches intellectuelles, mais ne le fera pas dans des activités pratiques. De même, on peut être capable de formuler une hypothèse sur le résultat d’une expérimentation en sciences et être incapable de le faire pour imaginer la fin d’un récit dont on connaît le début. A vrai dire, il n’est pas sûr que ce soit les mêmes opérations mentales qui soient à l’oeuvre dans les deux cas.
Il se pourrait bien que ces compétences « générales » soient des chimères. Des expressions telles que « savoir résoudre des problèmes », « savoir formuler une hypothèse », « savoir traiter l’information », « savoir observer », « savoir prendre des initiatives » sont des expressions dont chacune recouvre des démarches mentales tout à fait distinctes les unes des autres selon les situations. Du fait de ces difficultés, la tentative pour conduire les élèves à construire de telles compétences « générales » ne peut être que très incertaine.
Le développement de compétences spécifiques semble poser moins de problèmes et rejoint d’ailleurs le travail classiquement opéré par les enseignants du primaire et du collège. Mais lorsqu’on examine les énoncés qui correspondent à de telles compétences dans le Socle ou dans les autres documents officiels, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas toutes du même type.
Reprenons par exemple les exemples 3 et 4 :
3. « être capable d’effectuer des tracés à l’aide des instruments usuels (règle, équerre, compas, rapporteur) : parallèle, perpendiculaire, médiatrice, bissectrice.
4. dans l’écriture d’un texte, « savoir adapter le propos au destinataire et à l’effet recherché ».
On voit d’emblée qu’elles ne relèvent pas du même ordre de difficulté pour les élèves et que les enseignants ne peuvent pas espérer le même type d’efficacité dans leurs efforts pour les faire acquérir.
En effet, à force d’entraînement, il n’y a pas d’obstacle majeur à obtenir des élèves qu’ils tracent, avec les instruments adéquats, deux droites parallèles ou la médiatrice d’un segment ou bien un cercle de rayon donné, etc., quand on le leur demande. Il en va de même de savoir copier un texte, mettre un point à la fin d’une phrase, mettre à l’imparfait un verbe au présent, mettre une phrase à la forme interrogative, etc. Bien entendu, certains élèves peuvent rencontrer des difficultés dans l’effectuation de telles tâches ; toutefois, il s’agit de tâches dont chacune comporte des actes toujours identiques et donc automatisables.
En revanche on passe à un tout autre ordre de difficulté avec l’exemple 4. Car quand il s’agit d’adapter le contenu d’un texte au destinataire et à l’effet recherché, l’élève doit choisir ce qui
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convient à des situations relativement variables et dont certaines peuvent être tout à fait nouvelles pour lui. Il en va de même de l’énoncé « dégager l’idée essentielle d’un texte lu ou entendu » ou de l’énoncé « savoir quand et comment utiliser les opérations [arithmétiques] élémentaires ». Il s’agit là de répondre à des gammes de situations ouvertes et où l’élève est appelé à affronter des cas auxquels il n’a pas été systématiquement entraîné.
On peut donc distinguer, parmi les compétences que nous avons nommées « spécifiques », deux catégories :
- le fait de savoir effectuer, à la demande, des opérations standardisées et automatisables ; il est possible de les appeler « compétences », mais nous préférons les appeler « procédures de base ».
- le fait de choisir, face à une situation ou une tâche relativement inédite, la ou les procédures de base qui conviennent. L’élève doit, là, choisir à bon escient et combiner les procédures qu’il connaît pour répondre à la situation nouvelle. Autrement dit il doit « mobiliser » ses procédures de base et, pour cette raison, nous les appelons « compétences avec mobilisation ». C’est cette deuxième catégorie qui est, de loin, la plus représentée dans les textes officiels français.
Comment faire acquérir des compétences ?
Si donc nous récapitulons, nous avons trois catégories de compétences :
A. Des compétences générales qui concernent des démarches dont on suppose qu’elles sont indépendantes des objets sur lesquels elles peuvent s’appliquer.
B. Des « procédures », c’est-à-dire des compétences qui consistent à savoir effectuer des tâches élémentaires que l’on peut automatiser.
C. Des compétences avec mobilisation, c’est-à-dire des compétences qui exigent des individus qu’ils choisissent, parmi les procédures qu’ils maîtrisent, celles qui conviennent à une situation ou une tâche inédite.
Il est clair que la démarche didactique pour les faire construire n’est pas la même selon la catégorie. D’abord, en ce qui concerne les compétences générales, il n’y a guère de moyens identifiables pour les faire acquérir par les élèves, tout simplement parce que, comme nous l’avons fait remarquer, il n’est pas sûr qu’elles existent. Entraîner des élèves à formuler une hypothèse dans le cas d’expérimentations scientifiques ne garantit pas qu’ils sauront par là-même émettre une hypothèse sur le sens d’un texte. En fait, la seule voie qui paraît assurée, c’est de faire travailler cette compétence à la fois dans le cas des expériences en sciences, dans le cas des indices à prendre pour anticiper le sens d’un texte, dans le cas de l’interprétation d’un objet ou d’un document historique, etc. Autrement dit, il convient de remplacer la prétendue compétence générale par une série de compétences spécifiques.
Si l’on examine maintenant les compétences que nous appelons procédures et qui sont constituées d’opérations stéréotypées appelant des séries d’actions toujours identiques et à effectuer dans un ordre immuable, leur apprentissage est facile : il s’agit de s’entraîner à ces actions par des exercices répétés. C’est par la répétition qu’on apprend à faire des soustractions ou des multiplications, à accorder le verbe avec le sujet, à réduire des fractions au même dénominateur, à mettre une phrase à la voie passive, à résoudre des équations du second degré, etc. De mauvaises langues diront même que c’est la seule chose que l’école sait vraiment faire : faire répéter jusqu’à automatisation.
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Reste la question majeure : comment faire acquérir les « compétences avec mobilisation » ? Car dans ce cas, il ne s’agit plus que l’élève effectue à la demande une opération, mais que, placé face à une tâche ou une situation nouvelle, il détermine par lui-même quelle(s) procédure(s) il doit mettre en oeuvre. Tous les acteurs du système scolaire savent bien que c’est là la difficulté principale pour beaucoup d’élèves. Ils possèdent des connaissances et des procédures de base, mais ont du mal à les « mobiliser » à bon escient dans des tâches auxquelles ils n’ont pas été entraînés.
Or tous les chercheurs qui ont travaillé sur la notion de compétences sont d’accord pour dire que toute compétence, au sens fort et profond du terme, implique la mobilisation à bon escient de ressources que possède l’individu. D’ailleurs, cette conception correspond au sens courant du mot « compétence ». Lorsqu’on dit d’un individu qu’il est « compétent » dans un domaine, on implique non pas seulement qu’il est capable d’effectuer des actes stéréotypés, mais surtout que, grâce à sa faculté de jugement, il est capable, devant une situation inattendue, de déterminer ceux qu’il convient de mobiliser. Donc faire construire par les élèves des « compétences avec mobilisation », c’est développer leur faculté de juger par eux-mêmes et leur autonomie intellectuelle.
Mais comment faire ?
Une première idée consiste à se dire que pour qu’un élève soit capable de mobiliser les connaissances et les procédures qui conviennent à une situation nouvelle, il faut d’abord qu’ils les maîtrisent réellement. Cette idée est indéniable, mais mérite d’être précisée. Pour qu’une procédure soit acquise par un individu de telle manière qu’il puisse l’utiliser d’une manière adéquate dans des situations nouvelles, il faut qu’elle lui ait été présentée dans sa fonctionnalité. Autrement dit, l’entraînement à une opération d’une manière isolée, sans que cette opération ne soit perçue dans ses usages possibles, est vain. Comme nous l’avons dit dès le début, le principe d’une approche par compétences est que toutes les connaissances ou opérations qu’on fait apprendre aux élèves leur soit présentées en même temps que leur utilisation possible. Cette utilisation peut être interne au savoir ou lui être extérieure et rejoindre des usages extrascolaires.
Ce principe de fonctionnalité ou d’utilisation possible a été systématisé par certains pédagogues dans l’idée de « familles de situations ». Le principe est le suivant : chaque fois qu’un enseignant introduit auprès des élèves une notion nouvelle, une règle nouvelle ou une procédure nouvelle, il convient qu’il leur indique en même temps le type de situations (autrement dit la « famille » de situations) dans lesquelles cette connaissance ou cette procédure peut être utile. Par exemple, si je fais apprendre aux élèves le théorème de Pythagore, je peux leur faire remarquer qu’il est intéressant de l’utiliser chaque fois que, dans un problème de géométrie, j’ai à trouver la mesure d’un des côtés d’un triangle rectangle, alors que je connais la mesure des deux autres. En leur expliquant cela, je leur indique la famille de situations dans laquelle le théorème de Pythagore doit être mobilisé.
Cette démarche, destinée à faire acquérir la capacité à mobiliser à bon escient, est certainement très utile. Elle correspond d’ailleurs à la perspective que nous avons indiquée dès le début comme étant le propre de l’approche par compétences : toujours présenter aux élèves les connaissances ou les procédures dans leur fonctionnalité.
Mais les travaux que nous avons menés sur la question font apparaître que cette piste des « familles de situations » ne résout que très partiellement la difficulté qu’éprouvent beaucoup d’élèves à mobiliser à bon escient ce qu’ils savent. Car, même quand on leur a expliqué la famille de situations propre à une procédure nouvelle, il arrive souvent qu’ils ne voient pas
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qu’une situation ou une tâche nouvelle qu’on leur propose fait partie de la famille de situations qui appelle l’usage de telle ou telle procédure. Ainsi, pour reprendre l’exemple du théorème de Pythagore, il peut arriver que des élèves ne repèrent pas qu’un problème de géométrie relève de la famille de situations correspondante, parce que le terme « triangle rectangle » ne figure pas dans l’énoncé ou pour toute autre raison qui va, aux yeux des élèves, masquer qu’on a affaire à une situation appelant l’usage de ce théorème. Cela peut être le cas, parmi bien d’autres, si l’on doit déterminer la mesure du côté d’un carré dont on connaît la diagonale : cette situation appartient bien à la famille, mais pour beaucoup d’élèves l’indice superficiel qui permettrait de le rattacher à elle (la présence du mot « triangle rectangle ») est absent.
Une question cruciale : l’interprétation des situations
Si de tels exemples révèlent les limites de la démarche des familles de situations, ils font apparaître, du même coup, sur quel point portent les difficultés des élèves dans l’opération de mobilisation à bon escient. Lorsque les élèves ne pensent pas à mobiliser une procédure que la situation requiert et que pourtant ils connaissent, c’est souvent parce que leur interprétation de la situation est défaillante. Ils n’ont pas repéré, dans la situation nouvelle, les traits qui appellent l’usage de telle ou telle procédure.
Car toute situation comporte un grand nombre de caractéristiques. Interpréter une situation, c’est sélectionner parmi ces caractéristiques celles qui sont importantes et négliger les autres. Lorsque des élèves n’arrivent pas à mobiliser à bon escient les procédures nécessaires à une tâche scolaire, cela tient souvent au fait qu’ils n’arrivent pas à repérer, parmi les caractéristiques de la tâche, celles qui sont importantes. Or le problème est d’autant plus compliqué que souvent, plusieurs interprétations d’une même tâche ou d’une même situation sont possibles. Il y a l’interprétation que l’enseignant attend. Mais il y en a d’autres possibles, également légitimes bien qu’elles ne correspondent pas à ce qui est scolairement attendu.
Soit, par exemple, le petit problème suivant qu’une institutrice a proposé aux élèves, dans un CE 1, après avoir longuement travaillé sur la soustraction : « Victor a 7 Euros ; il veut acheter un jouet qui coûte 12 Euros ; combien doit-il demander à ses parents ? » Nous avons eu l’occasion d’observer une élève qui répondait d’une manière répétée à cette question, en disant : « Victor va demander à sa maman ». Comme nous insistions auprès d’elle sur le fait que la question n’était pas de savoir à qui Victor devait demander, mais combien il devait demander, la fillette répétait obstinément : « il va demander à sa maman ». Après plusieurs échanges, nous avons fini par comprendre que pour cette élève, c’est la maman qui devait à la fois donner l’argent et déterminer quelle somme devait être donnée. Elle proposait ainsi une solution correspondant à ce qui se passe ordinairement dans les familles pour des enfants de cet âge. Elle interprétait la situation comme un problème relationnel régi par les rapports enfants-parents, et pas du tout comme le problème de l’écart numérique entre 7 et 12.
Son interprétation de la situation ne peut pas être tenue pour une erreur : elle a sa légitimité pratique. Mais elle n’est pas l’interprétation correspondant à ce que l’école attend.
L’expérience enseignante fait apparaître que certains élèves captent très vite la manière scolaire d’interpréter les tâches et situations, alors que d’autres n’y arrivent pas ou n’y arrivent que partiellement.
Du coup le problème de l’acquisition des compétences, c’est-à-dire le problème de la mobilisation des procédures qui conviennent à une situation donnée, peut se formuler en
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termes nouveaux : que peut-on faire pour que les élèves interprètent les tâches ou les situations de la manière qui est scolairement légitime ? Et comme préliminaires à cette question, il faudrait se demander s’il n’y a pas une certaine manière spécifiquement scolaire d’interpréter les situations et en quoi elle se distingue de la manière ordinaire.
C’est là une question difficile, sur laquelle les recherches sont peu avancées. On peut cependant évoquer quelques pistes. Il semble que les élèves qui ne pratiquent pas l’interprétation scolaire sont ceux qui rattachent l’énoncé de la tâche qu’on leur donne à des situations réelles de la vie courante. L’élève que nous évoquions ci-dessus interprète l’énoncé du petit problème arithmétique en se référant à ce qui se passerait si elle était dans la même situation que Victor, à qui elle demanderait et dans quels termes. Dans une telle interprétation, la question du montant à demander devient secondaire. Les trois phrases que comporte l’énoncé prennent leur sens par référence à cette situation susceptible d’être vécue.
Au contraire, l’interprétation scolaire de l’énoncé consistera à négliger l’anecdote d’un petit garçon nommé Victor qui veut s’acheter un jouet et qui a besoin pour cela de l’aide des adultes. Elle consistera au contraire à prélever dans l’énoncé trois éléments : 7, 12 et l’idée de différence. Pourquoi se limiter à ces éléments ? Parce qu’ils appartiennent à un système, à un assemblage cohérent qui, en l’occurrence, est celui de l’arithmétique. Dans cette interprétation, le sens de l’énoncé ne vient pas de la référence à une situation vécue ou imaginée, mais vient du sens qu’ont certains mots au sein d’un savoir. Ce savoir est formé de concepts et de règles et ces concepts prennent leur sens non pas d’une référence à la réalité, mais de leurs relations mutuelles : les mots « moins », « soustraction », « égal », « nombre », etc. sont des mots qui ne sont pas attachés à telle ou telle situation vécue, mais qui appartiennent à un système de concepts, celui du savoir mathématique et qui tirent leur sens de la cohérence de ce savoir.
Entre l’interprétation courante et l’interprétation scolaire, il y a une différence radicale dans la manière de donner du sens : dans le premier cas, on donne du sens aux phrases de l’énoncé en se référant à des réalités extérieures ou à des situations vécues ; dans le deuxième cas, on donne du sens à l’énoncé et aux mots qui le composent en se référant à un savoir constitué d’un ensemble de concepts qui se définissent les uns par rapport aux autres.
Pour prendre un autre exemple, un enseignant qui veut introduire à l’école primaire la notion de rectangle peut, dans un premier temps, demander à ses élèves de désigner des objets rectangulaires : dans la classe, les fenêtres sont des rectangles, le tableau est un rectangle, les tables, les cahiers, etc. sont des rectangles. Dans cette première présentation, le mot « rectangle » prend son sens de la référence à des réalités de la vie courante, réalités que l’on peut voir. On est là dans la modalité de construction du sens qui est celle de la vie courante : les mots ont du sens parce qu’on les rapporte à des objets ou des actions qui font partie de situations vécues.
Mais l’enseignant ne peut en rester là. S’il veut introduire les élèves au savoir de la géométrie, il va devoir, dans un deuxième temps, donner une définition du rectangle, c’est-à-dire indiquer les relations qui existent entre la notion de rectangle et d’autres notions de la géométrie telles que « côtés », « égalité », « angle », « angle droit », « parallèle » etc. Cette deuxième présentation est celle qui correspond à la vision « savante » des notions. On est là dans la modalité de construction du sens qui est celle de l’école : les mots ont du sens parce qu’au sein du savoir ils ont des rapports entre eux et qu’ainsi ils se définissent mutuellement.
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Ce n’est plus la réalité environnante qui permet de donner du sens, mais les relations entre les concepts au sein d’un ensemble cohérent.
Il est clair que pour certains élèves, cette manière de donner du sens est très étrange et même inacceptable. Car dans l’usage courant du langage, pour comprendre un mot ou une phrase, il suffit ordinairement de montrer un objet ou de se référer à une situation vécue conjointement par celui qui parle et celui qui écoute. La manière scolaire de donner du sens peut paraître à ces élèves introduire d’injustifiables complications. Pourtant elle est indispensable pour comprendre les tâches qu’on fait faire à l’école, parce qu’on y présente des savoirs. Or un savoir est, sous sa forme la plus simple, un ensemble d’énoncés qui prennent leur sens de leurs rapports mutuels et de la cohérence de l’ensemble. L’idée qu’une phrase n’a pas de sens prise isolément, mais doit être rapportée à son contexte, c’est-à-dire à la cohérence des phrases qui l’accompagnent, est difficile à intérioriser par les élèves. On le voit très clairement lorsqu’on demande à des élèves de faire un exposé ou d’écrire une synthèse sur un sujet à partir d’une documentation qu’ils ont la charge de rassembler. Beaucoup d’entre eux se contentent de juxtaposer des phrases ou des morceaux de textes de sources diverses. Il ne leur vient pas à l’esprit que cette juxtaposition ne suffit pas et qu’il faut en outre mettre en cohérence ces différents fragments d’information, c’est-à-dire les organiser selon un plan et même, si possible, une problématique, avec un fil conducteur et une conclusion. La fonction « copier-coller » qu’offrent les ordinateurs encouragent certainement cette pratique de la juxtaposition sans égard pour la cohérence textuelle, mais elle existait bien avant eux.
Ces remarques ne constituent encore qu’une piste parmi d’autres, pour expliquer pourquoi certains élèves n’arrivent pas à capter la manière scolaire d’interpréter les tâches et les situations. Or cette manière scolaire d’interpréter est, on l’aura compris, la manière savante, c’est-à-dire celle qui correspond aux savoirs que l’école est chargée de faire acquérir.
Il est important d’ajouter que cette manière scolaire ou savante d’interpréter ne revient pas à enfermer les élèves dans ces systèmes clos que sont les savoirs. Le but reste bien de leur faire acquérir des compétences, c’est-à-dire des dispositions qu’ils puissent mettre en oeuvre dans l’action et la décision. Mais, comme nous l’avons vu, savoir mobiliser à bon escient les procédures qui conviennent dans une situation inédite exige d’interpréter la situation. Et il semble intéressant que les élèves interprètent la réalité qui les entoure non pas avec les catégories du sens commun, mais avec des catégories issues des savoirs. Se positionner par rapport aux évolutions politiques, économiques, sociales et écologiques du monde exige de pouvoir interpréter la réalité avec des concepts issus de savoirs.
Conclusion
C’est à l’évidence une ambition légitime de vouloir que les apprentissages scolaires servent à construire un humain pourvu de compétences qu’il puisse mettre en oeuvre dans sa vie personnelle, citoyenne et professionnelle. C’est manifestement l’ambition du Socle commun. Mais le problème est de trouver les moyens de faire acquérir ces compétences. Dès qu’on pose cette question, on voit que toutes les compétences formulées dans les référentiels ne s’y prêtent pas également.
Il faut mettre en garde notamment contre les formulations de ces compétences « générales », qui semblent prendre pour acquis qu’une démarche mentale, une fois acquise par un individu sur des objets donnés et dans un contexte particulier, pourrait s’exercer sur tout autre objet et dans n’importe quel contexte. Il y a là un leurre.
Si, d’autre part, l’acquisition de règles, d’énoncés et de procédures stéréotypées ne semblent pas constituer une difficulté majeure, en revanche l’expérience enseignante montre qu’il est
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difficile d’amener tous les élèves à utiliser ces éléments à bon escient, dans des situations ou sur des tâches nouvelles. C’est pourtant cette possibilité de mobilisation à bon escient qui est le trait caractéristique d’une véritable compétence.
Le problème n’est pas nouveau. Il existait bien avant qu’on parle de « compétences ». On a toujours souhaité que les élèves soient capables, non seulement d’exécuter à la demande des opérations mathématiques, mais de les utiliser pour résoudre des problèmes, non seulement de connaître des règles de grammaire, mais de les utiliser pour rédiger des textes, non seulement de connaître des formules de physique, mais de les utiliser dans des problèmes, etc.
La nouveauté qu’apporte l’approche par compétences, est de focaliser l’attention sur ce problème de la mobilisation à bon escient des connaissances et des procédures que connaît l’élève.
Une première manière de prendre en compte ce problème consiste à toujours introduire une notion, une règle, une information ou une opération nouvelle en en montrant dans le même mouvement la fonctionnalité. Il s’agit de rompre avec cette représentation qu’on trouve fréquemment chez les élèves du primaire et parfois du collège selon laquelle le travail scolaire consiste à accomplir une à une les activités qu’exige l’enseignant sans s’interroger sur la finalité de ces tâches.
Mais, on l’a vu, cette perspective ne suffit pas, parce que des élèves peuvent avoir du mal à saisir dans une situation nouvelle les traits qui la rattachent à l’usage de procédures pourtant connues d’eux. C’est là le problème de l’interprétation des situations, c’est-à-dire de la capacité à repérer, parmi les nombreuses caractéristiques de cette situation, celles qui importent. Beaucoup d’élèves ont des difficultés à opérer l’interprétation que les enseignants attendent. Cela tient certainement, entre autres, au caractère textuel des savoirs scolaires. A la différence des paroles de la vie courante qui prennent leur sens de la référence à des situations connues des interlocuteurs, les savoirs constituent des « textes » (même quand ceux-ci sont oralisés par les enseignants), en ce que pour comprendre chaque mot ou chaque phrase, il faut se référer non pas à une réalité extérieure, mais aux autres mots et phrases du même savoir.
Pour en savoir plus :
Rey, Carette, Defrance et Kahn, 2003, Les compétences à l’école : apprentissage et évaluation, Bruxelles, De Boeck.
La notion de compétence et ses implications Bernard Rey Université Libre de Bruxelles
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6 avril 2015
Bernard Rey