Introduction au débat : Aujourd’hui la notion de « compétence » est l’objet de multiples interprétations, souvent contradictoires, voire antagonistes. Pour certains elle est ce qui peut (re)donner sens aux connaissances transmises par l’École quand pour d’autres elle est évacuation du savoir. Pour d’autres encore les compétences ne sont que des procédures évaluées lors des évaluations nationales.
Intervention de Bernard REY :« Je travaille sur les compétences mais ne suis pas un militant des compétences. »
Origines des « compétences » dans l’éducation :En France, dans le tout début des années 90, il y eut des listes de compétences à acquérir à la fin de chaque cycle de l’école élémentaire. La loi Jospin, 1989, met en place des cycles pluri annuels à l’école maternelle et primaire et avaient été publiées, à côté des programmes classiques, des listes de compétences à acquérir en fin de cycle. En 2006 arrive le socle commun des compétences et des connaissances. Dans l’intervalle la notion de compétence avait fait son chemin à l’extérieur de la France. Elle avait été adoptée dans un certain nombre de pays francophones (Belgique, Québec) et dans d’autres pays (Portugal, certains landers allemands et cantons suisses). Et puis il y a une recommandation du Parlement européen et du Conseil proposant d’adopter une liste de compétences clés pour l’apprentissage tout au long de la vie :1 – Communication dans la langue maternelle
2 – Communication en langues étrangères
3 – Compétences mathématiques et compétences de base en sciences et technologies
4 – Compétence numérique
5 – Apprendre à apprendre
6 – Compétences sociales et civiques
7 – Esprit d’initiative et d’entreprise
8 – Sensibilité et expression culturelles
Ce qui trouve traduction en France dans le « Socle commun des connaissances et des compétences » :
1 – Maîtrise de la langue française
2 – Pratique d’une langue vivante étrangère
3 – Principaux éléments de mathématiques et culture scientifique et technologique
4 – Maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication
5 – Culture humaniste
6 – Compétences sociales et civiques
7 – Autonomie et initiative
On constate la non prise en compte de « Apprendre à apprendre » et la dénomination « Autonomie et initiative » en place de « Esprit d’initiative et d’entreprise » ! La formulation « … et d’entreprise » risquant sans doute d’être « mal » interprétée dans notre pays ?
Comment entendre la notion de « compétence » ?Au départ le mot « compétence » est un mot ancien du langage courant de la langue française : c’est la disposition, la possibilité que possède un individu d’accomplir un certain nombre de tâches relevant d’un domaine donné. On peut donc envisager les compétences d’une manière extrêmement large ou d’une manière plus réduite. Je peux par exemple parler de LA compétence du médecin : savoir soigner (macro compétence co-extensible au métier tout entier) mais à l’intérieur de cette grande compétence correspondant à un métier, je peux distinguer des sous-compétences qui sont également des compétences. Ainsi le médecin a à établir un diagnostic, décider d’un traitement, prévoir les suites d’une maladie, etc. Ces sous compétences peuvent elle-même être divisées en sous-sous compétences : faire des examens, examiner le corps du malade, savoir opérer une palpation du foie, etc. pour établir un diagnostic. Mais les compétences ne peuvent pas se diviser à l’infini car à un moment de la division on aura des actes qui n’ont plus de sens, de signification, de fonctionnalité, non des compétences mais des comportements.
Parler de compétences c’est parler d’actes qui ont une finalité, une fonctionnalité dans un champ d’activité et
donc il n’y a compétence que quand il y a une certaine globalité de l’acte. Alors que la compétence est un acte intentionnel avec un but, le comportement est une réaction d’un organisme vivant. Qui dit compétence dit finalité, dit intention et but.
Ce point est essentiel par rapport à l’orientation de la pédagogie par objectifs (1980-1990). Cette approche
didactique avait l’avantage de faire remarquer que dès lors que l’enseignant organise une séance
d’enseignement-apprentissage il doit se demander ce que les élèves sauront faire à l’issue de cette séance.
Mais la contre partie, moins intéressante, est que les tenants de cette approche par objectifs se sont mis à
diviser les tâches scolaires en unités tellement parcellisées, décomposées que cela n’avait plus de sens pour les élèves.Par rapport à cette approche la notion de compétence constitue un progrès puisqu’on ne peut pas découper les apprentissages en unités trop petites, non signifiantes. Un exemple précis : si on enseigne au CM2
la notion de fractions équivalentes en expliquant que 3/4 est égal à 6/8 et que ces fractions sont deux
écritures de la même chose, quel intérêt, en soi, pour les élèves de savoir que ? a une infinité d’écritures ?
En revanche si on explique aux élèves qu’être attentif aux fractions équivalentes permet de faire des additions et des soustractions sur des fractions ayant des dénominateurs différents en passant par la réduction au même dénominateur laquelle exige de remplacer chaque fraction par une fraction équivalente, cela permet d’avoir du sens, car cette notion est rétablie dans sa fonctionnalité. L’esprit des compétences est de faire acquérir des actes, des capacités à réaliser des tâches par les élèves mais en leur montrant toujours la finalité, l’utilité dans la suite du travail scolaire.L’approche par objectifs, malgré l’intérêt qu’elle pouvait avoir, ne portait pas attention à cette dimension de la finalité et de l’utilité.
Analyse du socle commun des connaissances et des compétencesDans le texte français il y a 7 grandes compétences (voir plus haut) et il est dit que celles-ci sont composées de connaissances, de capacités à mettre en œuvre ces connaissances dans des situations variées et d’attitudes. Et pour chacune des 7 grandes compétences il y a un déploiement de toutes sortes d’énoncés dont certains sont mis dans la catégorie « connaissances », dont d’autres sont mises dans la catégories « capacité à les mettre en œuvre » et d’autres dans la catégorie « attitudes ». Et puis un autre document est apparu dans ce prolongement : les grilles de références qui traduisent le socle commun par disciplines et par niveaux du cursus déterminés par cycles. Dans ces grilles de références il y a un déploiement d’énoncés plus nombreux et détaillés. Et enfin un autre document qui a nécessairement un impact auprès de tous les enseignants : le livret de compétences qui, lui aussi, propose une série d’énoncés pour lesquels une évaluation de chaque élève doit être faite en fin de cycle et de l’enseignement obligatoire. On a donc un très grand nombre d’énoncés que le législateur a classé en distinguant « connaissances », « capacité à les mettre en œuvre » et « attitudes ». Pour ma part je les classe selon la logique suivante : quelle est la plus ou moins grande difficulté de faire acquérir chacun de ces énoncés, chacune de ces compétences ou sous-compétences par les élèves ?
Donc la catégorisation que je propose repose sur le critère de la plus ou moins grande facilité à les faire
acquérir par les élèves. Cette catégorisation nous conduit à faire une première grande différence entre les
compétences générales et les compétences spécifiques.
Compétences générales :
Exemples de compétences générales :
* Savoir traiter l’information.
* Savoir formuler une hypothèse, une conjecture.
* Savoir prendre des initiatives.
* Savoir identifier un problème et mettre au point une démarche de résolution.
* Savoir observer…
Dans ces compétences générales on a l’application d’une démarche mentale mais sans précision de l’objet
sur lequel cette démarche porte : « Savoir résoudre un problème », mais quel type de problème ? « Savoir
observer », mais observer quoi ? « Savoir prendre des initiatives », mais dans quel domaine ? Rien n’est
jamais dit.
Les compétences générales sont celles que n’importe quel enseignant de n’importe quelle discipline voudrait
pouvoir engendrer chez ses élèves ! Et chaque enseignant espère qu’il va pouvoir, à travers l’enseignement de sa discipline, pouvoir sédimenter des aptitudes mentales que leurs élèves pourront utiliser une fois devenus adultes, dans des champs complètement différents. Ce grand intérêt des compétences générales s’accompagne d’une grande incertitude car il n’est pas du tout certain que celles-ci soient faciles à acquérir ni même qu’elles existent ! Elles présupposent que l’on peut isoler des démarches mentales des contenus sur lesquelles elles portent, que l’on peut rendre les activités intellectuelles indépendantes des objets, des contextes et des contenus sur lesquels ces démarches s’exercent. Et rien n’est moins sûr.
Les résultats des recherches des psychologues sur cette question sont convergents et conduisent tous à la même incertitude : le fait qu’un individu sache exercer une démarche mentale dans un contexte donné et sur un contenu donné ne garantit en aucune manière qu’il saura exercer la même démarche mentale sur un autre contenu dans un autre contexte. Parfois oui, parfois non, y compris pour un même individu. Ce qui interroge les travaux des années 80-90 de la « gestion mentale » (R. Feuerstein, A. de la Garanderie) ou « mouvement de l’éducabilité cognitive » dont l’idée était que l’on pouvait engendrer, chez les élèves ou chez de jeunes adultes en grande difficulté scolaire, des compétences indépendamment des contenus scolaires en leur faisant travailler des capacités mentales générales dans, par exemple, des « ateliers de raisonnement logique ». Les techniques qui prétendent faire acquérir des démarches mentales hors contenus se sont révélées être une voie d’impasse car point de démarche sans contenu.
Au niveau de l’expérience enseignante on rejoint la même incertitude : celle du transfert.
Il n’est donc pas du tout certain que l’on puisse faire acquérir ces compétences générales… et encore moins les évaluer.
Compétences spécifiques :
Par contre, dans les compétences spécifiques, on peut identifier ce dont il s’agit. :
Exemples de compétences spécifiques :
* Savoir lire un graphique.
* Savoir mesurer une longueur, un angle, une durée.
* Connaître les principaux droits de l’Homme et du Citoyen.
* Savoir adapter son écrit au destinataire et à l’effet recherché.
* Savoir utiliser les règles d’orthographes lexicales et grammaticales…
Tous ces objets identifiables peuvent se rattacher plus ou moins à une discipline scolaire. Parmi ces compétences je distingue 3 sous-catégories :
1) Des connaissances, au sens d’informations (* voir plus bas)… qui ne sont pas des compétences !
Exemples de connaissances :
* Connaître les caractéristiques du vivant.
* Connaître les principaux droits de l’Homme et du Citoyen.
* Connaître la nature des mots et leur fonction.
* Savoir que la matière se présente sous une multitude de formes.
* Connaître le fonctionnement d’une entreprise.
2) Des actions pouvant faire l’objet d’un entraînement répétitif conduisant à l’automatisation.
Ces compétences automatisables sont plutôt des savoir-faire, des procédures.
Exemples de procédures de base :
* Maîtriser de manière automatisée les tables de multiplication.
* Utiliser des dictionnaires, imprimés ou numériques, pour vérifier l’orthographe ou le sens d’un mot.
* Mesurer une longueur, un angle, une durée.
* Savoir lire une carte.
* Connaître les règles des premiers secours
* Savoir nager 100 mètres.
* Effectuer des conversions d’unités relatives à des grandeurs étudiées…
On peut se demander s’il s’agit de véritables compétences. Car au sens le plus courant du mot, une compétence ne consiste pas seulement à faire une action qu’on a automatisée au moment où on nous le demande ; elle consiste plutôt à être capable, soi même, de choisir et mettre en œuvre la ou les procédure(s) adéquate(s) à l’effectuation d’une tâche ou d’une situation nouvelle, la résolution d’un problème.
Autrement dit, un élève compétent n’est pas seulement un élève qui sait effectuer une tâche à laquelle il a été
entraîné quand on le lui demande mais qui, confronté à une tâche relativement inédite, est capable de trouver, dans les procédures auxquelles il a été entraîné, celles qui conviennent.
3) Les compétences avec mobilisation
Ce sont les compétences propres à un ensemble ouvert de situations qui exigent un acte spécifique de choix et de combinaisons.
Ex. de compétences avec mobilisation :
* Savoir adapter son écrit au destinataire et à l’effet recherché.
* Choisir l’opération qui convient au traitement de la situation étudiée.
* Mobiliser ses connaissances pour donner sens à l’actualité.
* Se faire comprendre à l’oral (brève intervention ou échange court), avec suffisamment de clarté (dans
une langue étrangère).
* Saisir quand une situation de la vie courante se prête à un traitement mathématique…
« Adapter son écrit au destinataire et à l’effet recherché » : il s’agit d’écrire en fonction d’un destinataire. Écrire demande d’aller mobiliser toute une série de procédures automatisées ou censées l’être, concernant le lexique, la syntaxe de la phrase, l’orthographe, la grammaire textuelle, les anaphores, l’utilisation des temps verbaux, la ponctuation, l’organisation du message, etc. et de les utiliser à bon escient, en fonction du destinataire. Ce qui ouvre sur une série pratiquement infinie de situations.
Assez vite, dans la scolarité, la plupart des tâches qui sont demandées sont toutes toujours un peu nouvelles
(ex. : écrire un texte, résoudre un problème de mathématiques…).
Comment faire acquérir ces compétences avec mobilisation sachant que la plupart des exercices scolaires à tels qu’on les trouve dans les épreuves certificatives à renvoient à des procédures plus qu’à la mobilisation de celles-ci dans des situations nouvelles voire inédites ?
Et c’est à cet endroit qu’il y a une grande différenciation entre les élèves en réussite et les élèves qui ont des difficultés scolaires…Ce problème n’est pas nouveau mais l’approche par compétences le met sur le devant de la scène et offre une occasion de travail créatif et collectif pour les enseignants : comment amener les élèves à utiliser ce qu’on leur fait apprendre à bon escient dans des situations relativement nouvelles et complexes ?
Ces compétences avec mobilisation sont de loin les plus nombreuses dans les différents documents du socle
commun. On les repère sur le plan lexicographique en relevant les expressions « à bon escient », « d’une manière adaptée », « en fonction de », « pertinent », etc.
S’il n’y a pas de réponse à cette question il existe néanmoins des pistes sur lesquelles nous avons travaillé à Bruxelles :
a) On est sûr que travailler les procédures de base, c’est nécessaire pour pouvoir les mobiliser à bon escient, mais on est sûr également que ce n’est pas suffisant.
b) À la fin des années 90 des didacticiens des mathématiques, en France, proposent d’établir des familles de situations.
Principe : chaque fois qu’un enseignant initie ses élèves à une procédure, quel que soit le champ disciplinaire, il devrait faire connaître aux élèves dans quel type de situations cette procédure peut être intéressante à utiliser. Exemple : j’enseigne le théorème de Pythagore et j’explique aux élèves à ou mieux, leur fait trouver par eux-mêmes – que ce savoir est intéressant à utiliser chaque fois que dans un problème de géométrie on a un triangle rectangle dont on connaît la longueur de 2 côtés et que l’on a besoin de calculer la longueur du 3ème côté.
Le problème est que cette piste trouve ses limites car tous les élèves n’arrivent pas à voir qu’une situation nouvelle relève de la famille de situation travaillée. Ainsi des élèves ne pensent pas à utiliser le théorème de Pythagore lorsqu’il n’est pas question d’un triangle rectangle dans l’énoncé du problème.
Un autre exemple (du GFEN 28) :
Proposer 10, 15, 20 énoncés de problèmes et demander aux élèves de les classer à et de justifier de leur classification par un schéma à sans effectuer leur résolution.
Donc, ce problème de saisir en quoi une situation nouvelle est à rattacher à une famille de situations étudiée ne fonctionne pas toujours à même si beaucoup de chercheurs actuels restent attachés à cette approche.
c) Cette limite de l’instrument par les situations nous a conduit à dire qu’il y a un moment important pour
l’exercice d’une compétence qui est le moment où l’élève, face à la tâche nouvelle, doit l’interpréter. C’est à ce moment où il peut prendre conscience, ou non, que cette situation se rattache à une famille de situations.
(*) Jean-Pierre Astolfi (L’école pour apprendre, ESF éditeur) nous invite à ne pas confondre information, savoir et connaissance, amalgame communément indifférencié source de confusion et de nombreux « échanges de sourds » sur la question pédagogique.
L’information (du latin informare : donner une forme), désigne des faits, des commentaires ou des opinions sous différentes formes : écrites, orales ou visuelles, qui en permettent la circulation et le stockage, matériel ou en mémoire. Objet autonome extérieur au sujet (objective), l’information peut être mémorisée sans que celui qui en prend connaissance fasse de lien avec son acquis. L’apprentissage est alors mécanique plus que signifiant, restant extérieur à son système conceptuel.
La connaissance (étymologiquement : naître avec) est le résultat intériorisé de l’expérience individuelle de chaque individu, consubstantielle à son histoire. Recombinaison spécifique de l’information prélevée par chacun dans son environnement, la connaissance est en lien avec l’affectif, le social, les valeurs, le désir, donc empreinte de subjectivité. Les recherches en didactiques ont montré que chaque élève s’est forgé des idées sur les choses qu’on lui enseigne, conceptions personnelles qui s’avèrent tenaces, facteurs de résistances importantes, qui interfèrent avec le projet d’apprentissage voire le mettent en faillite.
Le savoir (du latin sapere : avoir de la saveur) résulte lui d’un important effort d’objectivation, est toujours le fruit d’un processus de construction intellectuelle. Si les savoirs sont redevables à tout un processus sociohistorique, leur appropriation par chaque être humain à pour être effective et opératoire à passe par une recréation émancipant progressivement des conceptions anciennes. Le savoir est donc construit par le sujet, à travers l’élaboration et l’usage d’une formalisation théorique. Il permet de « lire » autrement la réalité, de poser de nouvelles questions. Pour Karl Popper, si l’information est en rapport avec le Monde 1 (objets et états physiques), la connaissance renvoie au Monde 2 (expériences subjectives et états mentaux), alors que les savoirs renvoient au Monde 3, celui des « contenus de pensée objectifs », résultant de l’effort de construction intellectuelle, comprenant « les systèmes théoriques, mais (aussi) les problèmes et les situations problématiques ». Il ajoute : « J’affirmerai que les habitants les plus importants de ce monde sont les arguments critiques, ce qui pourrait être appelé l’état d’une discussion ou l’état d’un argument critique » .
Si le passage de l’information à la connaissance se paie au prix d’une interprétation, d’un filtre en oblitérant la teneur pour s’incorporer au réseau conceptuel de l’individu, le passage de la connaissance au savoir nécessite une « psychanalyse de la connaissance objective », un travail de deuil vis-à-vis de ses anciens modes de pensée, une « rupture épistémologique » nous dit Gaston Bachelard .
Il nous est apparu qu’il y a plusieurs manières d’interpréter une situation : celle attendue par le professeur et celles entendues par les élèves, qui peuvent être aussi légitimes que celles qui sont scolairement attendues. Question travaillée par le groupe ESCOL de l’Université Paris 8 sur la question des malentendus (Cf. Comprendre l’échec scolaire à Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, S. Bonnéry, Ed. La Dispute, 2007).
Deux exemples :
1- à Dans un CE1 l’enseignante qui avait préalablement travaillé sur la soustraction donne un petit problème à ses élèves : « Victor a 7 € et il voudrait s’acheter un jouet qui coûte 12 €. Combien doit-il demander à ses parents ? »
Une élève, qui ne démarrait pas dans la tâche, répond « Et bien Victor, il va demander à sa maman » . Interrogée sur combien il va demander à sa maman, elle répond : « Il va demander à sa maman ! ». Que voulait-elle dire ? Que Victor fera comme elle lorsqu’elle se trouve dans cette situation ! Dans une logique des rapports de cette enfant de 7 ans ce sont les parents qui font les calculs ou plus exactement l’idée de calculs n’intervient pas, elle est hors champ du point de vue pragmatique de l’expérience familiale. Interprétation qui, évidemment, n’est pas attendue par l’enseignante !
2- à Dans une classe de fin du secondaire d’un très bon niveau scolaire, l’enseignant de français étudiait un texte du roman de Mme de La Fayette, La princesse de Clèves. Dans le passage étudié la princesse de Clèves va dans un bal et aperçoit le duc de Nemours et tous deux tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. A l’issue de la lecture du texte par les élèves le professeur leur demande ce qu’ils en pensent. Les échanges entre les élèves portent sur l’existence du coup de foudre à partir de leurs expériences sentimentales personnelles… alors que l’enseignant attendait qu’ils perçoivent que le coup de foudre est un instrument classique de la littérature romanesque que l’on trouve chez de très nombreux écrivains.
Dans ces deux exemples on voit que l’interprétation de la situation faite par l’élève (ou les élèves) diffèrent de l’interprétation qu’attend l’enseignant.
Ainsi, dans le premier exemple, l’interprétation de la situation que l’enseignant attend consiste à négliger le
fait qu’il s’agit d’un enfant qui veut s’acheter un jouet et qui pour cela est dépendant de ses parents et à ne
retenir que la distance entre 7 et 12. La jeune élève avec laquelle nous avons eu un bref échange interprète
cette situation en prenant en compte l’aspect relationnel (il faut demander à un des parents) et, du coup, n’a plus à se soucier de l’aspect arithmétique.
Cette question des compétences nous confronte donc à la question : comment arriver à initier tous les élèves à ce type scolaire d’interprétation des situations ?
C’est une question tout à fait essentielle, car dans le fonctionnement traditionnel de l’école, on n’enseigne
pas explicitement aux élèves la manière d’interpréter les situations qui sera jugée bonne. Les enseignants ne
pensent pas à l’enseigner, parce qu’à leurs yeux, elle va de soi, elle est la seule possible.
Mais en pratiquant ainsi, on fabrique de la différence entre les élèves qui vont trouver par eux-mêmes la bonne manière d’interpréter (souvent parce qu’ils vivent dans un milieu culturel qui les a habitués à cette manière de voir les choses) et les élèves qui ne vont pas la trouver.
Un des intérêts de la notion de compétence est de nous obliger à nous pencher sur cette question essentielle,
car être compétent, c’est savoir mobiliser à bon escient les procédures que l’on connaît en fonction d’une interprétation de la situation.
Pierre Bourdieu, dénonçant l’indifférence aux différences , parle de « Violence symbolique » de l’école,: « Le système éducatif, en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas » – Extrait de La reproduction, Ed. Minuit).
DÉBAT : la qualité de l’enregistrement ne nous permet malheureusement pas une traduction fidèle de toutes les questions et remarques des intervenants.
Question : Est-ce que l’intention sur l’enseignement par compétences est la même dans tous les pays ?
Réponse : Le mot « compétence » a été choisi dans différents pays pour des raisons très diverses.
* En France on a l’impression qu’il a été choisi d’une part pour répondre à la recommandation européenne
de 2006 (page 1) et d’autre part la volonté d’introduire des indications transdisciplinaires, notamment «compétences sociales et civiques » et « autonomie et initiative ».
Par ailleurs, la tradition de l’École française depuis Condorcet, est que le Peuple étant souverain, il faut qu’il soit éclairé et donc qu’il ait une instruction – instruction obligatoire pour que chaque citoyen puisse être au service de la République. L’autre idée de Condorcet était qu’à l’école on ne dispense que des savoirs et non des prescriptions morales à ce qui d’ailleurs n’a pas toujours été respecté (cf. leçons de morale). Le fait que l’École ne s’occupe pas de morale et ne dispense que ce qui relève de l’expérience et de la raison n’était-il pas une constituante de la laïcité ?
Or, avec ce socle commun des connaissances et des compétences surgit, pour la totalité de l’enseignement obligatoire, quelque chose qui constitue un tournant par rapport à la tradition.
* Le Québec, lui, est confronté au décrochage massif des adolescents du secondaire. Tous les jeunes, en Amérique du Nord, font des petits boulots le week-end pour gagner de l’argent. Et puis comme ils se posent la question du sens de l’école beaucoup investissent de plus en plus de temps dans ces petits boulots, au détriment de leur présence à l’école. Par conséquent le souci explicite des responsables québécois est de montrer que tout ce qui s’enseigne à l’école secondaire est utile dans la vie. Comme il est impossible de faire la liste de tout ce dont on a besoin dans la vie (compétences spécifiques) sans faire des choix idéologiques, ils ont élaboré un programme qui privilégie les compétences générales à avec tous les problèmes que cela pose (voir pages 1-2).
* En Belgique il y a une telle balkanisation du système d’enseignement (4 réseaux différents) avec des programmes différents, parfois d’une ville à l’autre, qu’instituer un référentiel de compétences auquel tous les programmes doivent être conformes permet de rétablir de l’unité dans un paysage complètement dispersé.
Et puis il y eut l’influence des pédagogues et des chercheurs des sciences de l’éducation…
N.B. : En Belgique beaucoup d’enseignants se replient sur les procédures, non parce qu’ils trouvent que c’est
plus intéressant, mais pour deux raisons :
1 – à une question de temps et notamment du temps des évaluations,
2 – à l’évaluation des procédures est plus facile à justifier (et à noter !) que celle des compétences avec mobilisation dans un contexte où il y a de plus en plus de contestation des décisions prises par les enseignants et de recours à leur encontre.
- Dans de nombreux pays il y a la volonté de déclarer solennellement ce qui doit être appris : que veut-on que les jeunes maîtrisent tous à la fin de leur scolarité obligatoire ?
Question : l’enseignement technique n’est-il pas à l’origine de l’enseignement par compétences ?
Réponse : Il y a eu plusieurs filiations :
- à un certain moment les chercheurs et les pédagogues, ayant constaté les limites de l’enseignement par objectifs, ont proposé de déborder cette notion d’où la naissance des notions de « capacités » et de « compétences».
- Parallèlement, au même moment, pour arriver à définir les différentes filières de l’enseignement professionnel ont été établis des référentiels de compétences en demandant aux organisations professionnelles représentatives de dire ce qu’il faut savoir dans chaque métier. Ce qui continue à se faire par exemple dans l’enseignement agricole où est en train de se définir le référentiel de compétences pour les responsables d’exploitations agricoles. Par ce biais la notion de compétences a pu être considérée comme porteuse d’un certain esprit qui avait pu se rencontrer dans les entreprises.
De quels « maléfices » la notion de compétence pourrait-elle être porteuse ?
Au cours des années 80, dans les entreprises européennes, il y eu la volonté des employeurs de dérégulation de l’embauche et de la promotion au sein de l’entreprise. Plusieurs facteurs : l’évolution des pratiques des techniques et des procédés, une concurrence mondialisée… ont fait que la notion de qualification devenait encombrante pour les chefs d’entreprises. La notion de qualification correspond à un diplôme et donc à une formation bien identifiée en termes de contenus, de temps de modalités, d’organismes habilités à la certifier et à laquelle correspond un poste de travail et une échelle de rémunération. Cette conquête historique du mouvement ouvrier est encombrante pour des chefs d’entreprise qui ont besoin de plus de flexibilité. Les directeurs des ressources humaines se disent aujourd’hui moins intéressés par le diplôme que par la personne, son enthousiasme, sa disponibilité, ses savoirs, son dynamisme, etc., ce « je ne sais quoi » qui fait qu’un employé s’adapte facilement à l’entreprise. Ce qui a entraîné l’invention d’une nouvelle notion, concurrente de la notion de qualification, qui est celle de compétence.
Cf. les derniers courriers de décembre 2009 du GFEN 28 de Nico HIRTT « L’approche par compétences :une mystification pédagogique » et de Christian LAVAL « La réforme managériale et sécuritaire de l’école »
Si dans le champ de l’entreprise, et par voie de conséquence dans celui de la formation professionnelle, la notion de compétence est une notion dérégulatrice dont il faut se méfier, je ne pense pas pour autant que le terme de « compétence », tel qu’il est utilisé aujourd’hui dans l’enseignement général soit porteur d’une idéologie néolibérale parce qu’à l’École il ne s’agit pas de profiter des caractéristiques des individus mais de construire des sujets.
Pour moi l’intérêt de la notion de compétence est qu’elle présente l’avantage de s’opposer à la notion d’un enseignement qui serait essentiellement celui de l’apprentissage de procédures, c’est-à-dire un enseignement au rabais, de mépris des élèves. Ceci dit il n’est pas exclu qu’insidieusement la notion de compétences à l’école évolue dans le sens de celui des entreprises !
Question : Les évaluations CE1 et CM2 portant essentiellement sur l’acquisition de procédures, n’y a-t-il pas là un risque d’évacuation du savoir ? Comment évaluer des compétences avec mobilisation et des compétences générales comme « l’autonomie et l’initiative » ?
Réponse : Je ne pense pas que l’on puisse sérieusement évaluer de compétences générales.
Les compétences avec mobilisation sont-elles une évacuation des savoirs ? Oui, si les compétences que l’on veut faire acquérir à l’école se réduisent à des compétences de la vie courante. Ainsi, si on remplace les cours de biologie par des cours de diététique, de protection contre les maladies sexuellement transmissibles… tout ce que la biologie et ses théories apportent pour l’intelligibilité du monde serait effectivement perdu. Cela peut se faire subrepticement en ajoutant aux programmes toutes ces choses qui paraissent légitimes (enseigner la sécurité routière, la lutte contre l’obésité, la protection contre les maladies cardiovasculaires et le sida, etc.) mais l’école n’aura alors plus le temps, mécaniquement, de transmettre des savoirs !
En dehors de cette nécessaire vigilance la notion de compétence, prise dans son sens fort, oblige, par rapport aux pratiques de classes réelles à (re)dire qu’un savoir n’est pas une succession d’énoncés à mémoriser (page 4). Un savoir est avant tout une pratique. Un savoir n’est pas un objet final mais son mode de production, la pratique qui y conduit. L’enseignement des mathématiques, par exemple, ne peut se réduire à l’apprentissage de règles et théorèmes. Il faut également apprendre comment justifier un théorème et comment se servir de cet outil pour résoudre des problèmes. Et ça, ça s’appelle une « compétence ».
Un intervenant : Nous sommes dans une approche anthropologique du savoir où ses objets ont été socio historiquement construits afin de comprendre et maîtriser le monde qui nous entoure. Autrement dit le savoir est un pouvoir d’action sur et de transformation.
Réponse : Un savoir est un ensemble d’outils d’intelligibilité du monde qui donne des pouvoirs sur lui et l’ensemble des opérations (intellectuelles, mentales) qui conduisent à la production de ces outils sont du savoir. Or la notion de compétence contient en elle-même, nécessairement, l’idée d’activité intellectuelle.
La meilleure manière d’envisager le savoir n’est-elle pas de l’envisager comme une compétence ?
Un exemple : apprendre l’histoire ce n’est pas seulement apprendre les résultats des travaux des historiens, c’est aussi et surtout faire soi-même du travail historique et éventuellement utiliser les concepts livrés par l’histoire pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Pour compléter la réflexion sur les compétences on peut utilement se reporter au très intéressant Rapport
de l’Inspection générale de l’éducation nationale n° 2007-048 de juin 2007 Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis. Ce rapport de 61 pages est disponible sur le site du ministère de l’Éducation nationale ou auprès du GFEN Eure-et-Loir G.F.E.N.28@wanadoo.fr
Une piste prometteuse explorée par l’équipe de l’Université de Belgique, celle du rôle de la textualité, a été développée par Vincent CARETTE qui a animé un nouveau débat public à Chartres, à l’initiative du GFEN 28, le SAMEDI 6 MARS 2010.
Bernard REY est professeur à l’Université de Bruxelles. Il a longtemps enseigné en École Normale puis en IUFM.Il a mené des travaux sur la polyvalence des maîtres de l’école élémentaire et sur les compétences scolaires. Il participe actuellement à de nombreuses formations d’enseignants du primaire et du secondaire tant en France qu’en Belgique.
Bernard REY est l’auteur de nombreux articles et livres :
- Les compétences transversales en question, éd.ESF, 1996.
- Les relations dans la classe, éd. ESF, 1999.
- « La notion de compétence dans les référentiels scolaires », Actes du Congrès de l’AECSE, Lille,
2001.
- Les compétences à l’école : apprentissage et évaluation, avec Vincent Carette, Anne Defrance et Sabine Kahn, éd. De Boeck, 2003.
- « Pourquoi l’école s’obstine-t-elle à vouloir faire acquérir des savoirs ? » in Les situations de formation entre savoirs, problèmes et activités, éd. L’harmattan, 2007.
- Faire la classe à l’école élémentaire, éd. ESF, 2008.
- Discipline en classe et autorité de l’enseignant : éléments de réflexion et d’action, éd. De Boeck, 2009.
6 avril 2015
13. Tlemcen, Bernard Rey