Dans une récente étude, plus «pédagogique» qu’il le pourrait paraître on propose non des réponses précises, mais des chemins neufs pour d’ultérieures recherches.
A l’attentif affût de tout ce qui concerne la pédagogie de la lecture, la psychanalyse examine ici ce qu’elle peut apporter de lumière dans ce domaine mal connu: à un moment de sa vie tout enfant est le romancier de ses songes. Elle ouvre également d’intéressantes perspectives sur une approche nouvelle des œuvres romanesques. Toutes suggestions qui renforcent l’idée que lire pour le plaisir et faire lire nos enfants, c’est beaucoup plus qu’un divertissement, ou qu’une simple manière de culture littéraire, c’est littéralement apprendre à vivre à travers les fictions.
On pense de plus en plus que ce n’est pas toujours dans les ouvrages de pédagogie que se trouve la pédagogie vivante. Il est des livres qui, marginalement ou peut-être essentiellement, nous proposent des réflexions fondamentales pour «l’institution» des enfants, des adolescents, des hommes. Ainsi, on s’interroge depuis plusieurs années sur «ce qui se passe» lorsqu’un homme est en proie à la lecture. Question absurde ou tellement vaste qu’il semble bien impossible d’y répondre autrement que d’une façon fragmentaire.
Et l’on commence à bien connaître les éléments linguistiques et psycholinguistiques qui entrent en jeu dans l’acte de lire. La psychologie du comportement, la psychanalyse, les sciences modernes de la littérature et des textes nous apportent certes de très précieux renseignements. Et l’on n’a sans doute pas encore assez réfléchi sur les éclairages que ces données nouvelles apportent à la pédagogie de la lecture tant au niveau des préapprentissages et des apprentissages qu’à celui de la lecture des enfants et des adolescents d’une façon générale. Plus particulièrement encore on ne sait pas bien analyser ce qui fait qu’un enfant ou un jeune»entre» dans une histoire et par quels modes de représentations il transforme ces «êtres de papier» que sont les mots, en espaces peuplés de personnages; on ne sait pas non plus dire pourquoi certains enfants ne lisent jamais ou lisent mal. La lecture du dernier ouvrage de Marthe Robert, « Roman des origines et origines du roman»(1) semble apporter à ces questions, non pas des réponses précises et définitives, mais des éléments tout à fait neufs pour des explorations ultérieures. Elle part d’une interrogation: d’où provient ce que d’autres ont nommé les «pouvoirs du roman»? Comment se fait-il que les hommes (et les enfants) aiment par dessus tout entendre raconter ou lire des histoires?
On peut à la rigueur déterminer en quoi réside le plaisir poétique ou la fascination théâtrale. Pour le roman, la difficulté essentielle provient du fait qu’on ne sait pas le définir:»Le roman est sans règles, ni frein, ouvert à tous les possibles, en quelque sorte indéfini de tous côtés.»
Pour tenter de répondre à cette vaste question, Marthe Robert développe une idée qui semble relativement peu connue, en tous cas peu publique, de Freud.
Au passage, elle nous aide à prendre conscience du fait que les apports de la psychanalyse, si importants au niveau de la connaissance de l’enfant pour les enseignants, le sont au moins autant dans des domaines apparemment plus décentrés comme la lecture. Elle donc expose comme Freud a montré que tout homme sans exception vit un moment de sa vie sur un mode romanesque:»Grâce à Freud qui l’a découverte à partir d’une rêverie éveillée qu’on pourrait appeler le folklore de ses patients,on connaît en effet,à mi-chemin entre psychologie et la littérature,une forme de fiction élémentaire qui,consciente chez l’enfant,inconsciente chez l’adulte normal et tenace dans de nombreux cas de névrose,se révèle si répandue et avec un contenu si constant qu’il faut lui accorder une valeur quasi universelle.» Cette forme de fiction, Freud la nomme»roman familial des névrosés» (Der Familienreuroman des Neurotiker) puis «roman familial» tout simplement.
«Longtemps, écrit le psychanalyste, le petit enfant voit dans ses parents des puissances tutélaires qui lui dispensent sans cesse leur amour et leurs soins, en échange de quoi il les revêt spontanément non seulement d’un pouvoir absolu, mais d’une capacité d’aimer et d’une perfection infinies qui les placent dans une sphère bien à part, bien au dessus du monde humain. Puis «l’enfant-roi découvre que ses père et mère ne sont pas non plus les seuls parents en ce monde»,»il n’est plus l’unique aimé», etc.
«Obligé d’aller de l’avant sous peine de perdre le bénéfice de ses acquisitions,mais incapable de renoncer au paradis que malgré tout il croit encore éternel,il n’échappe au déchirement qu’en se réfugiant dans un monde plus docile à ses vœux, autrement dit en choisissant de rêver. C’est ainsi qu’il en vient à se raconter des histoires ou plutôt «une» histoire qui n’est rien d’autre en fait qu’un arrangement tendancieux de la sienne ,une fable biographique conçue tout exprès pour expliquer l’inexplicable honte d’être mal né,mal loti,mal aimé L’imaginaire devient ainsi un véritable refuge.
L’IMAGINAIRE CHEZ L’ENFANT
Il se cultive. Pour le cultiver, il convient avant tout de lui fournir des aliments sains, propres à en élargir le champ:contes, lectures, poèmes appris par cœur
Tout en l’alimentant pour l’empêcher d’errer en «folle du logis», il faut la maintenir dans les limites normales, l’intellectualiser, l’idéaliser et la discipliner. Rappelons que l’imagination est la faculté de former des images. Son rôle fonctionnel serait de faciliter l’adaptation aux circonstances. On distingue deux sortes d’imaginations: l’imagination représentative ou mémoire reproductive d’images déjà perçues et l’imagination créatrice qui combine de nouvelles images. L’imagination enfantine est isolante, plus imitative que créatrice, et elle opère plus dans le plan de l’action que dans celui de l’intellect. On connaît les étapes de son évolution: elle part de stade de l’illusion complète (âge merveilleux), passe par celui de la fiction (âge romanesque) et celui de l’imagination pratique (âge positif) pour aboutir au stade scientifique (âge rationnel). Autrement dit, elle est d’abord accommodation à un monde irréel, celui-ci n’étant que peu à peu senti tel, avant d’être progressivement adaptation au réel.
Le complexe oedipien constitue le principal moteur de ces romans familiaux dans lesquels l’enfant garde sa mère près de lui et s’invente un autre père, roi ou ogre, personnage puissant, et absent de l’univers réel L’enfant intervient activement, sur le mode phantasmatique bien entendu, dans les intrigues complexes et toujours claires qui se nouent ainsi.
On pourrait presque dire que l’enfant, à un moment de sa vie, est le romancier de ses songes. Et on peut constater, en extrapolant légèrement, que toute adolescence est également vécue sur le mode de l’imaginaire refuge.
Qu’il y ait là des passerelles pour passer de ces fictions vécues aux fictions proposées par les conteurs ou les romanciers il serait absurde de le nier. Pour revenir aux propos de Marthe Robert, il est très passionnant de voir comment elle relie à ces romans familiaux, les contes, tous les contes.
«Quoiqu’il arrive dans les espaces fabuleux où le conte feint de s’égarer,il s’agit toujours de prouver par l’exemple d’un héros souffrant,pitoyable en raison même de sa jeunesse,en général c’est un enfant ou un adolescent, plus rarement un homme mûr,qu’on peut être infirme, difforme,mal né,mal aimé,torturé avec raffinement par un entourage inhumain et accéder néanmoins au pouvoir suprême,la royauté,symbole d’un bonheur parfait garanti jusqu’à la fin des jours »On passe sur les analyses du père roi, de la mère fée, des frères ou des sœurs intercesseurs ou «traîtres».On pourrait même en combinant ces analyses et les données de la Morphologie du conte de Propp (2) arriver à une typologie presque exhaustive des contes. On y voit d’autres prolongements encore.
D’abord le fait que l’enfant est parfaitement capable de dire ou d’écrire les contes qu’il vit de toute façon. Il le fera sans doute d’une manière réduite en ne prenant qu’un ou que quelques aspects de sa propre histoire. Et qu’en se racontant il se délivre dans une certaine mesure et, projetant sa fiction, assume plus pleinement le réel. Car, et c’est une seconde idée, loin de détourner l’être du réel, il semble que le conte y ramène. Lorsqu’André Breton disait que, dans le fantastique,il n’y avait que le réel,il disait déjà cela:»
Dépayser pour divertir,mais aussi pour évoquer ce qu’il y a d’occulte et d’interdit dans les choses les plus familières,tout l’art du conte est là,dans ce déplacement de l’illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai», ou encore «les histoires à dormir debout sont de celles qui tiennent le mieux éveillé.» En fait, les histoires imaginaires que lisent ou écoutent ou racontent les enfants, loin de les détourner de la vie quotidienne et de leur proposer des évasions démobilisatrices, les ramènent au contraire à des conduites ancrées dans la vie.
Beaucoup plus même que les récits soi-disant réalistes, les descriptions précises que seul un appareil scientifique peut sans doute maîtriser vraiment. L’ouvrage de Marthe Robert offre pour l’amateur de littérature et le professeur de lettres des perspectives d’une très grande fécondité. Dire par exemple que le grand romancier est celui qui revit perpétuellement son roman familial en le distanciant dans l’écriture mais sans jamais y parvenir tout à fait, c’est proposer des lectures tout à fait nouvelles.
C’est aider à saisir que le vrai «plaisir du texte» est d’atteindre le moment où l’écrivain «s’écrit» littéralement contre lui-même, n’y parvenant jamais tout à fait. Ce qui s’accorde singulièrement avec tout ce que dit Roland Barthes dans le très important petit livre récemment publié sous ce titre «Le plaisir du texte» (3)
Mais,à un moment où certains s’inquiètent sur l’avenir du livre et de la lecture,à un moment où l’on sent bien que lire est autre chose qu’expliquer sempiternellement des morceaux choisis,le type de démarche présentée par l’ouvrage de Marthe Robert nous invite à voir d’une part,que les lectures de fiction devraient permettre à chacun de mieux se lire lui-même,c’est-à-dire de mieux se connaître,et, d’autre part,que la lecture n’est pas,ne peut pas être un acte passif,mais qu’il s’agit d’un acte créateur à tous les sens de ce terme. Nous sommes peuplés de personnages, d’espaces, de durées diverses:certaines œuvres nous permettent d’ouvrir encore les dimensions de notre prise sur le réel. D’autres nous renvoient des silhouettes déjà mortes et des espaces de cartes postales. On voit à quel point un trop grand nombre de livres pour la jeunesse entrent dans cette dernière catégorie. On ne parle pas des émissions qui manquent de bon sens diffusées quelquefois dans les programmes TV pour les jeunes, niaiseries infantiles d’êtres que leur propre «roman familial» ne trouble pas, tant ils y sont encore englués,et qui ne comprennent pas,comme certains éducateurs et enseignants,le sens provocateur du «Il était une fois» des contes,cette clef de toute lecture.
Lire des romans,entraîner nos élèves à tous les niveaux à lire des romans pour le plaisir,savoir de temps à autre oublier le texte même pour mieux le retrouver à d’autres moments est beaucoup plus qu’un divertissement ou qu’une simple manière de culture esthétique et littéraire.
L’enfant croit à l’existence de ce monde irréel qui lui cache le vrai. Les réalités font reculer les illusions:celles-ci ne seront plus subies, mais voulues; elles deviendront des fictions.
L’enfant sent que son monde imaginaire lui échappe, mais s’y cramponne. (Succès des fictions d’Harry Potter). Dans ses jeux, l’enfant est heureux car il triomphe toujours alors que les réalités l’entravent. C’est pourquoi il désire prolonger cet état de choses et se réfugie dans ses chimères chaque fois que le monde le déçoit. Le jeu de fiction devient progressivement la rêverie romanesque qui, sous la pression du réel, cédera peu à peu la place au règne du positif sans jamais disparaître complètement. C’est littéralement apprendre à vivre à travers les fictions, pour mieux affronter les luttes que nous propose quotidiennement le réel. C’est mieux savoir également ce que nous sommes. L’évolution de l’enfance montre en effet, comme celle de l’humanité, que l’adaptation à un monde imaginaire, source d’enthousiasme, de poésie et de sécurité, doit précéder l’accommodation au monde réel, objectif et raisonnable.
1- Grasset
2- Seuil
3- Seuil
12 mai 2012 à 8 h 35 min
Roman des origines, origine du roman — Marthe Robert
2000, par Penvins
Le roman est sans doute le lieu du plus grand des secrets celui que l’on ne peut avouer et que Freud appelait le roman familial des névrosés. De quoi s’agit-il? Marthe Robert – retient que le jeune enfant passe par deux types de scénarios: Celui de l’enfant trouvé qui s’imagine né d’une famille royale puis celui du Bâtard qui relègue le père dans un royaume de fantaisie (l’éloigne, s’en débarrasse…)
Ces deux attitudes se retrouvent dans le genre romanesque et pour Marthe Robert le définissent en tant que tel. Le roman n’a pas de formes fixes déterminées mais un contenu obligé, celui de rendre compte du « roman familial de l’enfance ».
Le conte s’arrête au seuil de la chambre conjugale, les personnages y sont anonymes, et figurent d’un côté les méchants, puissants et vieux, et de l’autre les opprimés faibles et jeunes.
Le véritable roman naît avec l’arrivée du bâtard, lorsque sans renoncer à ses visions de paradis, le genre s’éveille aux exigences de la réalité œdipienne. Surgissent alors Don Quichotte et Robinson Crusöé. Don Quichotte prétend s’engendrer lui-même, il se passionne pour les familles fictives (livres de chevaleries) se conduit en Enfant Trouvé (est d’avis que tout lui est dû parce qu’il fait grand bruit de son désintéressement) mais le monde que lui offre Cervantès se moque de lui et le corrige.
On notera au passage qu’il est fort probable que Cervantès ait été juif marrane et donc contraint sous l’Inquisition de cacher son identité » ce qui conduit le romancier non pas exactement à militer pour ses convictions, mais à voir clair tout en restant dans le doute quant à la validité de ses propres choix intellectuels. »
Robinson Crusoé, quant à lui, rompt une fois pour toute avec ses parents qu’il renie retombant ainsi à l’état préœdipien, mais pour la première fois dans un roman la terre du rêve doit être défrichée à l’aide d’outils, de calculs, d’expérience… Après une longue période d’apprentissage (26ans) l’arrivée de Vendredi fait de lui un père et bientôt le possesseur d’une île dont il tire d’énormes profits.
Après ces romans de la bourgeoisie naissante, le genre va évoluer dans le contexte historique napoléonien: Le Père du peuple coupable (du régicide) qui se fabrique une famille de rois et la légitimise en épousant une héritière d’empire légal. Le rêve des bâtards – l’ascension sociale par les femmes – va devenir possible. Balzac se dira l’égal des hommes d’état, il va créer une Comédie Humaine qui doit lui permettre de s’enrichir et de s’anoblir, de se gagner des titres de gloire dans la vie. Et pourtant Balzac, qui n’est pas celui que ses personnages rêvent d’être, reste l’Enfant Trouvé tout puissant qui délaisse les biens dérisoires du rang et de l’argent pour se faire l’égal du Créateur.
Refusant le réalisme Flaubert exprimera sur un autre mode son désir de toute puissance, il rêve d’un roman beau dans ses seuls assemblages formels comme par ailleurs il rejette la bêtise de la chair – voir la scène du fiacre dans Mme Bovary – et les hasards de la naissance (scène primitive). Ainsi se rêve-t-il à la fois homme et femme (il est Emma) abolissant la différenciation sexuelle et recomposant la totalité perdue du Paradis. Mais le Bâtard a aussi sa place dans l’imaginaire de Flaubert qui ne cesse malgré ses idées formalistes d’observer la réalité de façon plus que scrupuleuse de sorte que Marthe Robert dit de son art que » Si l’Enfant Trouvé règne incontestablement sur la phrase, le Bâtard de son côté assume la responsabilité des plans, … » et que le » besoin de tout savoir à fond » accroît son exigence de perfection formelle.
L’ouvrage de Marthe Robert est une formidable invitation à revisiter les classiques du genre romanesque où l’on s’aperçoit qu’en retraçant l’évolution du roman c’est l’évolution de la société qui se lit. En 1972 Marthe Robert relevait que le roman était devenu purement formel, que le Bâtard n’y avait plus son mot à dire, et que seul l’Enfant trouvé y régnait en maître laissant le roman libre de ne dire que le vertige narcissique de sa propre écriture. Quand je vous dis que le roman préfigure l’évolution de la société!
Penvins
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12 mai 2012 à 8 h 39 min
« A strictement parler, il n’y a que deux façons de faire un roman: celle du bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front; et celle de l’enfant trouvé, qui, faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie. »
Marthe Robert
Spécialiste de la littérature allemande, Marthe Robert a traduit des oeuvres de Goethe, Nietzsche, Büchner (en collaboration avec Arthur Adamov) et Kafka auquel elle a consacré plusieurs essais.
Ici, Marthe Robert prend pour point de départ un texte de Freud, « Le roman familial des névrosés », pour analyser le phénomène romanesque à travers – entre autres – Defoe, Cervantes, Balzac ou Flaubert.
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup
12 mai 2012 à 8 h 40 min
Parcours de Roman des origines, origines du roman de Marthe Robert.
Par : Sabrina Bardot, Dijon
Introduction
Marthe Robert, dans Roman des origines et origines du roman, propose une définition et une méthode de classification du genre romanesque à partir de schèmes psychanalytiques issus de l’oeuvre freudienne, permettant d’analyser l’évolution du genre et de représenter symboliquement les différentes attitudes d’écriture possibles.
En effet, Marthe Robert utilise des schémas psychologiques primaires, ceux de l’Enfant trouvé et du Bâtard oedipien, correspondant à deux niveaux de l’évolution de l’enfant dans la fiction élémentaire qui constitue son individualité : le roman familial. Ces schémas recouvrent deux aspects successifs de la personnalité de l’enfant, à partir du moment où celui-ci rompt avec l’image idéale de ses parents. Et ce sont ces figures types que reprend Marthe Robert dans son étude pour expliquer l’apparition et le développement du roman moderne. Selon son étude, tout roman est une variation autour du même thème ‘ familial ‘.
Les analyses de Marthe Robert se construisent à partir de deux courants critiques qu’elle entremêle pour élaborer une typologie du genre romanesque : un courant psychanalytique et un courant sociologique. Il s’agit donc d’étudier en quoi les structures psychanalytiques peuvent devenir un outil de critique littéraire, et de voir comment psychanalyse et sociologie peuvent s’imbriquer dans la construction d’une théorie du roman.
1.Genèse du genre romanesque
1.1. Problème de définition d’un ‘ genre ‘ romanesque
Marthe Robert évoque avec humour, au début de son ouvrage, la réputation des oeuvres que nous qualifions aujourd’hui de romanesques jusqu’au milieu du 18es., c’est-à -dire jusqu’à la publication des romans de Balzac. Il est amusant de lire les commentaires dédaigneux des auteurs ‘ sérieux ‘ à propos de ces ouvrages ‘ faux ‘, ‘ voué[s] à la fadeur et à la sensiblerie ‘ quand on connaît l’importance du phénomène romanesque au 19es. notamment, et bien entendu de nos jours.
Le roman a connu une glorieuse postérité, en particulier grâce à ses potentialités inépuisables, puisqu’il peut tout dire en s’appropriant toutes les formes d’expression et en empiétant par là même sur le territoire des autres genres consacrés (poésie, théâtre). Il n’y a rien dont il ne puisse traiter. C’est pourquoi Marthe Robert le définit en ces termes :
‘ Genre révolutionnaire et bourgeois, démocratique par choix et animé d’un esprit totalitaire qui le porte à briser entraves et frontières, le roman est libre, libre jusqu’à l’arbitraire et au dernier degré de l’anarchie ‘ (p.14).
‘ Révolutionnaire ‘, le roman l’est en ce qu’il ouvre de nouvelles perspectives à la littérature, et abolit les anciennes castes littéraires que sont les genres classiques. Mais il est à la fois, et paradoxalement un genre ‘ bourgeois ‘ puisque son expansion se fait au moment de la montée en puissance de la bourgeoisie dans la société contemporaine (classe qui lutte pour se créer une place de choix dans une société aristocratique, c’est en cela que l’association des termes ‘ bourgeois ‘ et ‘ révolutionnaire ‘ trouve sa justification)[1] . ‘ Démocratique ‘ en ce qu’il est à même de traiter tous les sujets, des plus nobles aux plus communs, le roman devient, à cause de sa très grande liberté d’esprit et de sa mainmise sur tout et au moyen de toutes les formes narratives, un genre ‘ totalitaire ‘.
De fait, le problème de la classification se pose aux critiques devant cet être protéiforme et insaisissable qu’est le roman. L’entreprise de définition s’avère périlleuse pour ceux dont la tâche est d’ordonner et de donner un nom, les grammairiens, qui s’y sont pourtant attelé mais en n’offrant que des définitions incomplètes, voire réductrices. Certains y voient une ‘ histoire feinte ‘[2], d’autres une oeuvre qui fait vivre ‘ des personnages donnés comme réels ‘[3], tranchant ainsi la question du vrai et du faux et écartant à chaque fois une partie de la production romanesque de leur définition. Le problème des grammairiens et de la critique est qu’ils confondent éthique et esthétique et jugent ce genre hybride à travers le prisme de l’histoire, de la morale et de la vérité. Or le problème soulevé par Marthe Robert est celui d’une définition objective du genre romanesque, écartant tout jugement de valeur. Et en ce qui concerne la question de la vérité, citons cette phrase de Marthe Robert :
‘ Le roman n’est jamais ni vrai ni faux, il ne fait que suggérer l’un ou l’autre ‘ (p.33).
Elle jette ainsi les fondements d’une critique littéraire qui s’attacherait avant tout aux caractéristiques formelles d’une oeuvre, non à des considérations éthiques ou morales.
Il est donc nécessaire de revoir les catégories à travers lesquelles le roman sera défini. Marthe Robert esquisse une définition restituant au roman toute sa liberté et son extraordinaire mouvance :
‘ Le roman se distingue de tous les autres genres littéraires par son aptitude non pas à reproduire la réalité comme il est reà§u de le penser, mais à remuer la vie pour lui recréer sans cesse de nouvelles conditions et en redistribuer les éléments. Il dispose à son gré des ressources de l’utopie, de la satire, voire de la métaphysique ou de la philosophie ‘.
Mais cette définition va être affinée par la proposition, émise par Marthe Robert, de classification du genre romanesque à partir des structures psychanalytiques découvertes par S. Freud.
1.2. Le ‘ roman familial des névrosés ‘
Marthe Robert s’approprie la découverte, faite par S.Freud, mentionnée dès 1897 et exposée en 1909 dans Le Roman familial des névrosés, d’une ‘ forme de fiction élémentaire, consciente chez l’enfant, inconsciente chez l’adulte normal et tenace dans de nombreux cas de névrose se révél[ant] si répandue et avec un contenu si constant qu’il faut lui accorder une valeur quasi universelle ‘. Il s’agit d’une fiction élémentaire présente chez tous les enfants et qui apparaît à l’âge où celui-ci juge ses parents pour la première fois et cesse de les considérer comme des divinités intouchables et exemptes de défauts. Cette désillusion entraîne chez l’enfant la naissance du fantasme de l’abandon et d’une naissance plus illustre dans un premier temps, puis dans un second temps, avec la découverte de l’existence de la sexualité et de la différenciation sexuée des êtres, l’incertitude de la paternité puisque la mère peut potentiellement avoir eu des partenaires différents. Dans ce second temps de l’évolution psychique de l’enfant, la mère est avilie et le ‘ véritable ‘ père, aux yeux de l’enfant, est fantasmé.
Cette fiction première dans l’ordre psychique, est à l’origine du genre romanesque selon Marthe Robert. En effet, tout roman est une variation autour du même thème ‘ familial ‘, quelles que soient par ailleurs les histoires individuelles ou historiques de leurs auteurs :
- A la première étape de l’évolution psychique de l’enfant, celle de ‘ l’Enfant trouvé ‘, correspond une attitude romanesque bien précise. Sur le plan psychique naît le fantasme d’une naissance plus illustre. Cela se traduit sur le plan littéraire par un désir d’échapper à la réalité, trop vulgaire, et par la création d’un monde onirique, fantastique, imaginaire.
- A la seconde étape de l’évolution psychique de l’enfant, celle du ‘ Bâtard ‘ oedipien, ayant supprimé son père du cercle familial et cherchant à le remplacer en devenant plus puissant que lui, correspond une attitude romanesque plus réaliste, tendant à agir sur le monde.[4]
Si les deux formes de romans adoptent des comportements différents dans le traitement du réel, leur but n’en est pas moins le même. Il s’agit de deux moyens différents d’aborder un problème. En effet, il n’y a pas une forme fausse (celle de l’Enfant trouvé), et une forme vraie (celle du Bâtard oedipien). Le roman est faux par nature, et la différence entre ces deux formes ne se juge donc pas sur leur degré de vérité, mais sur l’exhibition ou non de l’illusion romanesque. La classification élaborée par Marthe Robert n’est pas fondée sur l’opposition vrai/faux mais sur le traitement de l’illusion romanesque.
Marthe Robert associe roman et rêverie enfantine dans le même désir de convaincre et de se convaincre :
‘ Le roman veut être cru exactement comme le récit fabuleux dont l’enfant berà§ait jadis sa désillusion. Or c’est là précisément le point ambigu, car l’enfant ne fabule que parce qu’un premier contact avec le réel le laisse gravement désabusé et si fort qu’il veuille se retrancher d’un monde décevant, il ne peut faire qu’il n’essaie en même temps de le connaître et de le maîtriser, d’autant que c’est là son seul espoir de regagner sur les choses concrètes une parcelle au moins du pouvoir dont il se croit frustré ‘ (p.65-66).
‘ – quels que soient ses visions du monde, ses présupposés idéologiques et ses partis pris esthétiques, le roman se résout en une entreprise essentiellement donquichottesque qui, tout en n’ayant que la réalité de ses chimères, n’en vise pas moins à peindre et à favoriser l’apprentissage de la vie ‘ (p.67-68).
Marthe Robert définit ainsi le roman comme la représentation du roman familial , qui adopte deux attitudes :
‘ celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front et celle de l’Enfant trouvé qui, faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie ‘ (p.74).
Cette fiction à l’état naissant qu’est le roman familial inspire la genèse du roman en général, mais se retrouve également à l’intérieur même d’oeuvres singulières en tant que sujet de l’oeuvre elle-même. Marthe Robert applique en effet sa découverte à l’étude de certaines formes romanesques et en particulier à l’étude de deux oeuvres fondatrices du roman moderne, Don Quichotte et Robinson Crusoà«.
2. Genèse d’une oeuvre
2.1. L’âge de l’Enfant trouvé
2.1.1. Le conte de fées
Les intentions profondes du roman familial se retrouvent de manière stéréotypée dans le conte. Le conte tend toujours à prouver qu’un enfant mal né, mal aimé ou infirme peut transcender ces conditions défavorables et peut devenir roi. Il met donc en scène la figure de l’Enfant trouvé fantasmant une existence extraordinaire. Mais le conte ne s’entoure des nuages de l’utopie que pour mieux suggérer où il se trouve en réalité, pour mieux révéler ce qui se cache derrière les situations les plus courantes de l’existence :
‘ Dépayser pour divertir, mais aussi pour évoquer ce qu’il y a d’occulte et d’interdit dans les choses les plus familières, tout l’art du conte est là , dans ce déplacement de l’illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai ‘ (p.102).
2.1.2. Le Romantisme
Le mouvement romantique englobe des textes et des auteurs très divers, mais un point commun les unit : leur foi en un pouvoir supérieur des idées. Tous les Romantiques ont en commun ce culte de l’enfance, synonyme d’un temps de toute-puissance des rêves :
‘ être enfant, redevenir enfant, c’est annuler la séparation irréversible causée par la pensée rationnelle, c’est retrouver la pureté, l’harmonie, la vraie connaissance qu’interdit par la suite la pensée morcelée ‘ (p.111).
Les oeuvres romantiques vivent donc dans ‘ l’euphorie narcissique ‘ de l’Enfant trouvé (p.112) avant que ‘ l’épée tranchante de l’expérience ‘[5] ne vienne mettre fin à leur idéal. Elles sont tout à fait caractéristiques du traitement dans l’oeuvre de la figure de l’Enfant trouvé et sont une preuve éclatante que la proposition émise par Marthe Robert est juste tant au niveau du genre romanesque en général qu’au niveau du roman en particulier. La démonstration se poursuit avec l’étude de Don Quichotte et de Robinson Crusoà«.
2.1.3. Robinsonnades et donquichotteries
Ces deux oeuvres, mises côte à côte, représentent bien deux désirs de figurer un état psychique, au-delà de l’histoire elle-même.
Don Quichotte est l’illustration parfaite de la présence de la figure de l’Enfant trouvé dans le roman. Ce personnage naît de l’imagination de Don Quixada, ravagé par la passion des romans de chevalerie, passion qui le conduit à rompre avec son existence, à se condamner à rentrer dans le néant et à n’exister désormais que par la figure de l’imaginaire Don Quichotte. Celui-ci est donc l’incarnation de l’imaginaire pur qui tue le vivant en esprit et lutte pour régner à la seule force de sa parole. De l’univers de Don Quichotte sont exclus le père et la sexualité. Le héros est celui qui lutte pour la domination du monde afin de remplacer ce père manquant, selon la loi oedipienne.
Cette ignorance du sexe, caractéristique du premier âge du roman familial, se lit dans l’horreur de l’amour et du désir propre à l’oeuvre de Cervantes, due à l’existence d’un fond incestueux originel. C’est à ce moment de l’ouvrage que Marthe Robert cède à la tentation de psychanalyser l’auteur du Don Quichotte lui-même au lieu de s’en tenir à l’analyse de l’oeuvre. En effet, elle écrit :
‘ Ainsi Don Quichotte a bien pour mission de délivrer Cervantes des désirs troubles où s’alimentent toujours l’action et la pensée de l’homme réel ‘ (p.226).
Marthe Robert dévie un peu de son analyse strictement littéraire, chose rare, mais qu’il convient de signaler.
Mais Don Quichotte, sous couvert d’une fiction montrant un personnage extravagant perdu dans les méandres de son imagination effrénée, ‘ rapporte en images justes ce qui se passe dans les recoins inaccessibles d’une solitude sans exemple, portée à la pointe extrême du possible, au-delà ou en deà§à de l’humain ‘ (p.175). La fantaisie du roman picaresque n’est qu’une faà§ade qui cache un désir de peindre l’homme dans ce qu’il a de plus profondément ancré en lui, dans ses fantasmes primordiaux.
Robinson Crusoà« est le fils spirituel de Don Quichotte puisque son héros éponyme est lui aussi en rébellion contre la réalité de sa condition, figurant à son tour la révolte de l’Enfant trouvé. En effet, Robinson fuit un père indésirable et son naufrage sur une île déserte est sa délivrance puisqu’elle le libère de la faute qu’a été sa fuite et permet un recommencement. Robinson, en bon disciple de l’Enfant trouvé, s’invente un pouvoir, une cour, se crée une existence royale imaginaire, puis, après vingt-six ans d’infantilisme, accède à la seconde étape du roman familial, c’est-à -dire qu’il quitte son univers imaginaire pour agir activement sur la terre qui l’a recueillie par hasard. Certes, le Robinson de Defoe comporte de nombreux éléments relevant de la figure de l’Enfant trouvé (l’ignorance du sexe et le caractère totalement asexué des personnages qui peuplent l’île notamment), mais l’élément laborieux et matérialiste du roman le fait passer du statut d’Enfant trouvé à celui de Bâtard oedipien.
2.2. L’âge du Bâtard oedipien
2.2.1. Robinson, inauguration de l’âge du Bâtard
Pour la première fois dans la littérature romanesque, la terre du rêve est celle qu’il faut défricher. Robinson rompt avec la figure de l’Enfant trouvé dès lors qu’il entreprend de travailler la terre, c’est-à -dire de travailler le réel et d’entrer dans un rapport intéressé avec le monde. Robinson introduit sur l’île toutes les valeurs de sa société d’origine et promeut les vertus de l’individualisme puisque le bourgeois intéressé par le rendement que son territoire peut produire est l’agent actif du progrès économique. L’idée importante de ce roman est que le Paradis peut être source de profits. Robinson incarne donc la figure du Bâtard, ayant rompu comme lui avec le pur fantasme et prétendant agir sur le monde pour accéder au pouvoir suprême :
‘ [Robinson Crusoà«] a pris sur lui le scandaleux crime oedipien, et grâce à cette transgression qu’il a su non seulement expier mais encore exploiter activement toute sa vie, il s’élève effectivement au-dessus de tous les rois de l’Histoire et du présent, il outrepasse les degrés les plus fabuleux de la puissance humaine ‘ (p.160).
3- Analyse sociologique de l’émergence des figures du roman familial dans la littérature
Marthe Robert applique la théorie psychanalytique à un genre, le roman, et non à une seule oeuvre ou un seul auteur. Elle étudie donc l’émergence dans la littérature de schèmes psychiques et est donc conduite à se demander pourquoi ces schèmes apparaissent à ce moment là . C’est pourquoi elle adopte une approche sociologique de la littérature en étudiant le contexte politique et moral dans lequel les ouvrages étudiés sont nés.
3.1. La figure de l’Enfant trouvé, née sous l’Inquisition
Marthe Robert explique la fascination de Don Quichotte pour le monde de l’imaginaire par le contexte politique qui faisait de Cervantes un homme partagé entre son identité propre et l’identité sociale qu’il lui fallait adopter. En effet, même si elles ne sont pas certaines, Marthe Robert fait état d’études supposant que Cervantes était issu d’une famille de Juifs, sous l’Inquisition. Sa famille était donc condamnée à la dissimulation et la ruse pour échapper aux sanctions. Cervantes aurait connu un dédoublement forcé : Juif christianisé, espagnol de baptême, sa réalité individuelle était en décalage avec sa réalité sociale. La fausseté de sa position donnait à son existence une sorte d’irréalité, qui se retranscrit dans la personnalité du personnage de son roman.
‘ La conjoncture fortifie en l’Enfant trouvé non seulement le mépris absolu de ce qui est, mais la croyance délirante qu’il est possible de rejoindre réellement l’autre côté ‘, c’est-à -dire le monde des songes (p.222-223).
Ainsi Marthe Robert conclut que Don Quichotte ne pouvait pas naître en un autre lieu et en un autre temps.
Mais on peut noter ce que cette remarque a d’ ‘ historicisant ‘ car elle explique la naissance d’un héros par la vie de son auteur, ce qui peut paraître un peu simpliste.
3.2. Le Bâtard, figure bourgeoise
L’apparition de Robinson Crusoà«, et avec lui de la figure du Bâtard oedipien, se fait parallèlement avec la montée de la bourgeoisie dans l’ordre économique, à la fin du XVIIes.. Or la bourgeoisie, récemment installée dans le paysage économique, veut également être influente sur le plan culturel et intellectuel et se trouve dans sa phase ascendante de conquête du pouvoir. La figure du Bâtard symbolise particulièrement cette société mouvante en quête de pouvoir et ambitieuse. Robinson est la représentation de l’homme de son siècle et le roman incarne les valeurs propres à cette époque : le travail, l’individualisme, la foi en le progrès, la justification de l’expansion coloniale.
‘ En tant que phantasme lié à l’insatisfaction foncière de l’individu devant son infériorité de naissance, Robinson Crusoà« est naturellement concevable sous tous les horizons de la culture, mais il ne peut être écrit que dans une société en mouvement, où l’homme sans naissance ni qualité a quelque espoir de s’élever par ses propres moyens – ‘ (p.143).
Robinson Crusoà« dote ainsi la bourgeoisie du seul art qui lui appartienne en propre. Avec Robinson Crusoà«, nous n’en sommes qu’aux balbutiements du Bâtard oedipien. C’est avec Balzac, nous l’avons vu, que celui-ci est à son apogée. Cette fortune du Bâtard n’est pas sans relation avec la prise du pouvoir par Napoléon, qui est, selon Marthe Robert, ‘ le Bâtard incarné, le renégat parfait qui bouleverse le monde en accomplissant sans scrupules ni remords ce que ses parents osent à peine rêver ‘ (p.238). La montée en puissance de Napoléon montre que le parvenu jette le monde à ses pieds s’il a le courage de transgresser la loi oedipienne. Après Napoléon, le roman se prend à avoir de l’ambition et les héros de cette période sont de jeunes ambitieux prêts à tout pour accéder à un niveau social supérieur. On peut citer Rastignac, bien entendu, mais aussi Julien Sorel ou Henri Brulard dans la littérature stendhalienne.
On peut noter la dimension existentialiste du roman balzacien, qui prône la possibilité de transcender les prédestinations sociales. Cette morale de l’ambition, on la retrouve dans les velléités de Balzac, qui croit pouvoir, par l’écriture, changer le réel :
‘ De fait, le temps est venu où le roman – croit pouvoir agir réellement en faisant passer dans des paragraphes, des phrases, des mots, bref dans l’écriture elle-même, l’énergie débordante, la volonté farouche d’arriver – ‘ (p.248).3.3. La littérature, sismographe de la psychologie sociale
Paul Bénichou a longuement étudié les interactions entre les mentalités d’une époque donnée et les comportements littéraires contemporains, notamment dans Le sacre de l’écrivain et dans L’ère du désenchantement, couvrant les 18e et 19es.. Il constate que les changements politiques engendrent des mutations sociales et la naissance de nouvelles pensées. Ainsi, dans Le sacre de l’écrivain, Paul Bénichou rappelle comment le climat social de crainte postérieur à la Révolution Franà§aise a engendré un renouveau de la foi chrétienne et un désir de retour au symbolique, et explique par ce changement de mentalité l’émergence d’une littérature contre-révolutionnaire, le Romantisme. Ce phénomène illustre la production de mentalités par les mutations sociales, mentalités qui s’expriment à travers les oeuvres littéraires contemporaines.
Marthe Robert procède ainsi à une analyse de type sociologique lorsqu’elle explique l’émergence d’un modèle social, tel que celui du parvenu, par un changement de pouvoir ou de système politique. Elle intègre à cette analyse sociologique des éléments psychanalytiques, tels que les figures de l’Enfant trouvé et du Bâtard réaliste, qui manifestent l’intégration psychologique de ces modèles sociaux dans l’inconscient collectif. C’est à partir de ces constructions individuelles faà§onnées par le contexte social que l’écrivain conà§oit son oeuvre. Et c’est en cela que la littérature constitue ‘ le sismographe de la psychologie sociale ‘, pour reprendre l’expression de Paul Bénichou.
Conclusion
Marthe Robert élabore une typologie du genre romanesque en deux étapes. En premier lieu intervient une réflexion de type sociologique : un changement de climat politique, d’idéologie au pouvoir entraîne nécessairement des mutations sociales et la création de nouvelles mentalités, notamment l’émergence de la figure du parvenu ambitieux sous le régime napoléonien.
La théorie sociologique présente ensuite la forme littéraire comme création d’un écrivain soucieux de donner une image juste des réalités sociales et psychiques de son époque, ou conditionné par son époque pour écrire ce qu’il écrit.
Mais Marthe Robert insère une réflexion de type psychanalytique dans le processus d’imprégnation de l’oeuvre littéraire par les mutations politiques et sociales. En effet, le mythe social est la représentation d’un archétype du roman familial, normalement inconscient à l’âge adulte, qui renvoie l’individu et l’écrivain à des structures mentales primitives profondément enfouies en eux et qui sont réactivées par les circonstances sociales.
Le mythe social est ainsi psychiquement intégré par l’écrivain, qui l’utilisera inconsciemment, tant au niveau du fond que de la forme, puisque, nous l’avons vu avec Flaubert, l’écriture elle-même peut devenir le lieu de l’affrontement entre les deux figures ancestrales du roman familial
[1] Nous traiterons plus précisément ce point au cours de la troisième partie.
[2] Littré
[3] Larousse du XIXes.
[4] Cette classification de la production romanesque se fait sans préjugés de valeur. Aucune des deux formes n’est plus ‘ noble ‘ que l’autre.
[5] Expression de l’auteur romantique Jean-Paul.
http://www.marocagreg.com/doss/membres/marthe.robert_roman.php
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